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Retour sur La Stratégie de l'Araignée de Bertolucci

Publié le par Bernard Oheix

 

A travers les hommages rendus à Bernardo Bertolucci, je me suis aperçu que La Stratégie de l’Araignée est comme un trou noir dans sa filmographie. C’est Le Conformiste (1970 avec Jean Louis Trintignant) et Le Dernier Tango à Paris (1972, avec Marlon Brando et sa scène controversée ) qui vont lancer sa carrière et lui permettre d’obtenir les moyens colossaux de sa première fresque (320mn en deux parties) Novecento qui l’installera au panthéon des jeunes cinéastes, (1975/1976, avec une distribution exceptionnelle, Gérard Depardieu, Robert De Niro, Burt Lancaster, Dominique Sanda, Laura Betti, Donald Sutherland, Stefania Sandrelli, Paolo Branco, Sterling Hayden, Alida Valli….).

C’est comme si la Stratégie de l’Araignée était un chapitre vide de sa filmographie. Il est impossible d’ailleurs de trouver ce film dans le commerce, aucune réédition, pas de traces dans les catalogues et les références de la Fnac et autres distributeurs.

Or pour moi, c’est bien ce film qui est le pivot de son oeuvre.

Ex-assistant de Pasolini, c’est avec son 2ème film qu’il reçoit une reconnaissance des critiques (Prix de la jeune critique au Festival de Cannes 1964) et des cinéphiles avec Prima della Rivoluzione (1963/1964) même si le public n’est pas vraiment au rendez-vous. Puis s’ensuivront les années difficiles de 65 à 68 ou il enchaîne des documentaires de commandes (La via del Petrolio, Il canale), un sketch dans le film Amore e Rabbia et son oeuvre la plus déstructurée, Partner avec Pierre Clementi. Influencé (trop !) par Godard et sa révolution esthétique, le film échappe à son créateur et c’est un échec complet sur tous les plans.

Après avoir entamé une analyse et s’être ressourcé, il se consacre à l’élaboration d’un scénario à partir d’une nouvelle de Borges (Thème du Traitre et du Héros).

Il se replonge dans la campagne de Toscane et renoue avec les racines de la culture italienne.

Tara, petit village qui vit au rythme de la campagne et des travaux des champs. Athos Magnani fils débarque d’un train poussif. Il répond à une lettre de l’ancienne maîtresse de son père (Alida Valli) qui a vu sa photo dans un journal et lui demande de venir pour lui parler de son père. C’est son sosie et il en porte le même nom : Athos Magnani (les deux sont interprétés par Giulio Brogi

Toute la ville honore la mémoire de son père, un héros de la résistance communiste tué lâchement dans des conditions mystérieuses, dans une loge de l’opéra pendant le final d’un opéra de Verdi. Statue, place de village, maison des jeunes, Athos Magnani est le symbole même de la résistance et de l’héroïsme face à la barbarie fasciste. Le village est comme figé dans l’or du temps et les vieux, peuplent les rues.

Presque malgré lui, Athos Magnani fils va se retrouver piégé dans Tara à la recherche de ce père mort avant sa naissance.

Et ce qu’il va découvrir échappe à la légende dorée. Derrière son héros de père, un homme lâche aurait trahit sa cause, et cette mort mise en scène en serait le châtiment librement décidé par Athos Magnani lui-même afin d’expier sa trahison dans une scénographie destinée à forger sa légende pour l’éternité !

Sauf que….les faits révélés ne sont qu’apparences. Dans un renversement éblouissant, Le traitre redevient héros.  Devant l’incapacité de ses amis, résistants d’opérette, impuissants à commettre un attentat contre Mussolini qui doit venir au théâtre inaugurer l’opéra, il se décide à fomenter cette fausse trahison pour offrir un héros à la révolution. Ce complot devra marquer les générations futures et enfermera son fils dans une toile d’araignée dont il est la clef. Jeux de dupes, glissement progressif de la déraison, qui possède la vérité ultime sur Athos Magnani père ?

Au-delà de cette sophistication extrême d’un scénario tiré au cordeau, Bertolucci s’est débarrassé de ses « tics » godariens et filme la sensualité de la terre, l’humanité profonde des êtres, noyant d’airs d’opéras les actes et les paysages.

Dans la scène finale bouleversante, Athos Magnani fils attend la micheline annoncée avec du retard. Mais l’herbe a repoussé sur le ballast, il est enfermé à jamais dans la stratégie de son père et ne pourra plus symboliquement, repartir de Tara.

 

Une des clefs qui explique la qualité profonde du film vient de l’utilisation d’un « alphabet » technique en osmose avec l’état d’âme des protagonistes. C’est Godard qui avait déclaré qu’un travelling est affaire de morale, Bertolucci va le prouver par l’image !

 

Une séquence, au début du film en est un exemple, le démontre sans équivoque. Athos Magnani est filmé, immobile de dos, occultant l’espace de l'écran. Dans le basculement de sa marche en avant, on découvre ce qu’il observait, une statue de son père, son sosie. Il va la contourner et s’éloigner sauf que l’angle choisit, le fait disparaître derrière la stèle de son père. En gros, symboliquement, il est avalé par son père, enfermé dans sa toile.

La scène du bal en est un autre exemple magique. Un bal champêtre, il arrive en saharienne et foulard rouge autour du cou. Les fascistes en tenue noire l’observent. Un jeu de panoramiques à 360°  d’une incroyable maestria va enfermer les forces du bien (le rouge) dans le noir des desseins du mal. Afin de le paralyser, les fascistes font jouer l’hymne Mussolinien à l’orchestre et ainsi vide la piste de danse. Giulo Brogi va alors hésiter, suspendre le temps, cherchant une réponse. Il va la trouver par une série de travelling ou il retrace la route du mal pour venir saisir une femme et danser sur l’hymne fasciste sur le plancher vidé de son peuple.

Tout cela dans une forme extrêmement sophistiquée mais s’écoulant avec naturel, en panoramiques et travellings, angles impossibles et contrastes violents où les signes s'affrontent en parallèle de l'histoire.

La scène capitale du dénouement à l’opéra (enfin, du premier dénouement !) en est un autre exemple. Athos Magnani Fils est dans la loge de l’opéra,  filmé de profil, pendant l’air de Rigoletto (Ah, la malédiction !) sensé être celui pendant lequel son père a été tué. Par un effet de travelling optique, quand son visage est sur le point, le fond (l’autre loge où se trouve les amis de son père qui l’auraient tué) est dans le flou. A chaque fois que le point se fait au large, on s’aperçoit qu’un des personnages a disparu. Quand la loge est vide, Athos Magnani fils, affolé, se tourne en champs/contrechamps vers la porte et l’on voit les 3 résistants dans l’entrebâillement. Par une simple mise au point de la focale, on fait vivre l’action de l’intérieur, on dévoile ce qui est dérobé !

 

C’est une forme de structuralisme totalement intégré, des forces soutenant un propos par un alphabet intérieur qui donne une charge « émotionnelle » au discours tenu.

 

Alors, héros ou traitre, il vous appartient désormais de choisir votre option en visionnant en urgence ce film charnière de l’oeuvre d’un cinéaste qui s’est révélé au génie avec La Stratégie de l’Araignée.

Moi, en ce soir de printemps 1971, quand je l’ai découvert sur l’écran de la MJC Gorbella de Nice, il m’a enfermé dans sa toile et je ne l’ai plus quitté. Il est devenu un référent de ma culture, un personnage de ma vie et de mes choix. J’ai décidé de faire ma maîtrise de cinéma (« L’ambiguïté et l’incertitude en miroir » chez Bernardo Bertolucci) sur ce seul visionnement et pendant que j’élaborais mon mémoire, sont sortis successivement Le Conformiste, Le Dernier Tango à Paris et Novecento, comme pour conforter mon choix. Je ne l’ai jamais regretté !

Quand à mon travail, une grande partie en a été reprise en 1979 dans Etudes Cinématographiques (122/126) dans un spécial Bertolucci.

Allez cinéphiles, l’histoire nous mord la nuque, encore un effort pour tenter de comprendre que « bienheureux sont les pays qui n’ont pas besoin de héros (Bertolt Brecht) !

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