Je suis l'Ange Rayonnant de Moscou !
La neige tombe en flocons tournoyant avant de recouvrir les voitures et les arbres d’un linceul immaculé. Les trottoirs deviennent glissants, on patine à la recherche d’un équilibre incertain, les yeux à moitié fermés, le corps déhanché. Les remparts du Kremlin sur ma gauche, je longe de grandes avenues illuminées où quelques silhouettes projettent des ombres vacillantes, traverse le pont qui surplombe l’eau noire de la Moscova aux reflets sombres. Une étoile rouge brille couronnant la flèche d’une église, des dômes bulbeux vert et ocre découpent le ciel. Moscou dans la première tempête de l’hiver 2009, Moscou comme une invitation éternelle à découvrir l’âme slave.
Chaque fois que je viens dans cette ville, l’émotion m’étreint. Dix ans pour communier dans les mêmes langueurs tout en voyant se transformer et s’adapter le siège d’un empire moderne, magie intacte du passé, invocation subtile des âmes mortes, les vivants partagent leur présent avec ceux qui ont bâti de leur sang ce mythe qui perdure dans les nuits de cet hiver. Etranger, on ne peut comprendre toutes les subtilités de la Russie, tout au plus partager une étrange sensation de résonance. Aux certitudes de nos perceptions actuelles se greffe le subtil arôme qu’évoque l’image trouble d’un Ivan le Terrible confluant aux traits d’un Lénine dont le mausolée cubique trône sur la Place Rouge. C’est ainsi, l’alchimie d’une plongée dans l’hiver russe, sur les rives d’une histoire cruelle et magnifique, quand la réalité se fond dans l’imaginaire de tout un peuple.
La lettre n’offrait que peu d’échappatoires. La Direction des Programmes Internationaux qui organise le Festival de l’Art Russe à Cannes m’invitait à Moscou dans le jury d’un Festival de Cinéma se déroulant du 4 au 8 novembre. Je conjuguerais donc visionnement de films et organisation de la prochaine édition, m’épargnant mon voyage traditionnel de janvier, ce qui tombait parfaitement puisque devant me rendre sur le BIS de Nantes sur cette même période.
Le « Festival de L’Ange Rayonnant » étant produit par l’Eglise orthodoxe, les œuvres ont été sélectionnées avec des critères bannissant le sexe, la drogue et la violence et ce n’est qu’en arrivant que je découvris que 18 longs métrages et 6 courts, tous russes, attendaient mon jugement perspicace…J’avais 2 jours pour les visionner dans des versions originales non sous-titrées !
Sur la scène de l’Académie du Cinéma trône un Ange Rayonnant, espèce de Vénus de Milo avec des ailes, statuette grandeur nature en matière translucide qui joue de la lumière des spots. Dans la salle, pour cette cérémonie inaugurale, de nombreux popes avec leurs curieux chapeaux qui s’évasent vers le haut et leurs toges noires où brille une grosse croix d’argent qui s’étale sur la poitrine. Ils ont de grandes barbes grises et sont présents avec l’ambition de défendre les valeurs les plus nobles de l’humanité. Un des popes, ne pouvant regarder les scènes païennes, se couvre les yeux d’un voile blanc et écoute attentivement. Plusieurs archiprêtres se succèdent au micro pour défendre l’idée que la qualité d’un film ne doit pas se mesurer à l’aune des scènes de violence et de sexe et qu’une autre voie de noblesse est possible pour atteindre le cœur de l’homme.
Après un chant consacré au Dieu des Miséricordes pendant lequel le public se lève pieusement, le film d’ouverture en compétition est lancé. Il s’agit du « Pope », le bien nommé, où un servant d’une l’église mise au ban de la société, apporte le réconfort à ses concitoyens sous le régime communiste, se dévoue pour son village pendant l’invasion nazi malgré leur tentative de séduction, pour se retrouver au goulag quand les rouges reviennent au pouvoir, accusé d’avoir collaboré avec l’occupant. Le film a été tourné en bénéficiant de moyens importants. Pourtant, à l’image grossière des symboles assenés, dans l’onirisme clinquant d’un propos caricatural, ce mystique christ moderne ne peut émouvoir, engoncé dans un fatras de bonnes intentions. L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs mais le cinéma ne peut se satisfaire des trames simplistes, il se nourrit d’ambiguïté et de tension, d’une lecture polymorphe, des failles et des rebondissements.
Au cours du cocktail qui suivra la projection, un archiprêtre viendra avec beaucoup de sagacité me soumettre à la question. Qu’avais-je pensé de ce film, pourquoi ne serait-il point sélectionné à Cannes, en quoi n’aurait-il point les faveurs d’un public étranger ? Autant de questions posées avec un regard clair, guettant mes réactions. Il était redoutablement intelligent mon hiérarque orthodoxe, une demi-heure à me cuisiner avec finesse pendant que des femmes venaient à intervalles réguliers lui baiser les mains.
Le lendemain, chez Eléna, mon interprète depuis de longues années, plongée dans l’univers animé de la sélection officielle. Deux jours pour visionner les films avec le même rituel : les 10 premières minutes en accéléré à la vitesse 2, puis, passage en multiple 4, puis 8, jusqu’à 16 suivant l’intérêt du film avec possible redescente aux sacro-saintes 24 images-seconde si le besoin s’en faisait ressentir. Et « pope » sait combien il y eut de mauvais films, de ridicules scénarii, d’images archinulles, de degré zéro du sens…Mais où est donc passé la magie du cinéma russe, cette prestigieuse école qui contribua à sa naissance en ce début du siècle dernier, inventa une nouvelle façon de filmer, fonda des théories et des styles diversifiés ?
Quelques films heureusement. « Une Guerre » de Glagoleva, subtile variation à la Buzzatti sur un poste aux confins de rien. Cinq femmes avec leurs enfants, emprisonnées de les avoir conçus avec l’ennemi allemand, qu’un officier meurtri vient encadrer, à quelques jours de la fin de la guerre avec la mission de les séparer. C’est un film rempli d’humanité et d’espoir, magnifiquement filmé, bien rythmé avec des images superbes de cet îlot perdu dans la Baltique. « George » de Simma, ou l’histoire vraie d’un grand chanteur estonien obligé de trahir son premier amour et qui vivra avec ce mal en lui dans un après-guerre que la nomenclatura communiste rend absurde. « Le Miracle » aussi même si quelques longueurs apesantissent le rythme, quelques dialogues trop longs freinant cette histoire étrange d’une jeune femme qui se retrouve figée, une icône dans les bras, et que les communistes tentent d’expliquer rationnellement jusqu’à une mémorable scène avec un Kroutchev paroxystique venant dénouer énergiquement la situation.
On peut aussi noter un court-métrage, « Le premier dégel » de Drozvovo, petit bijou iconoclaste. Des enfants construisent un bonhomme de neige et l’un des petits le déguise en Staline. Tout le quartier est paralysé, les communistes cherchent à comprendre s’il y a outrage, les services secrets interviennent, les habitants n’osent pas le démolir par peur des représailles, jusqu’à ce que les premiers rayons de soleil et la fonte des neiges règlent le problème au grand soulagement de tous !
Les délibérations seront rondement menées. Pope vainqueur pas KO technique, Une Guerre et George se voyant attribuer les deux accessits, le miracle obtenant le prix spécial de la mise en scène, il ne restait alors qu’à distribuer quelques médailles en chocolat (notamment à un affreux « Gogol », un abscons Pierre sur la route dans un paysage céleste…
Le patriarche Cyrill, le pape des orthodoxes, nous fera l’honneur de sa
présence et d’une bénédiction accompagnée d’un discours sur les valeurs morales du cinéma. La première Dame de Russie m’accordera quelques minutes de son temps pour m’entretenir du Festival de
l’Art Russe de Cannes et m’annoncer quelques propositions spectaculaires… Quelques vodkas avec l’équipe de la Fondation et l’heure du retour aura sonné…
Je ne sais pas si la fréquentation des popes m’a transformé en me rendant meilleur (je n’en suis pas certain, à vrai dire, même s’ils ont été d’une extrême discrétion et d’une serviabilité à
toute épreuve), mais je suis persuadé que derrière les bonnes idées se dissimulent parfois d’étranges desseins. Il ne suffit point d’un scénario généreux et de présupposés éducatifs pour ériger
une société meilleure. Le cinéma n’est plus un « art révolutionnaire » (Lénine) depuis longtemps et l’ont ne saurait opposer l’indigence et la vulgarité de certaines productions
flattant les plus vils instincts aux idéaux désincarnés d’un monde qui gommerait, d’un coup de scénario magique, les drames d’une humanité en souffrance. La réalité ne s’enferme pas aussi
aisément dans le corset de la pureté !
PS : Le 7 novembre est devenu le jour de la Fête Nationale, une obscure victoire sur la Pologne censée fonder le pays, nécessité
politique faisant loi d’effacer les stigmates communistes et de se donner une perspective historique bannissant la prise de pouvoir par Lénine. Je tenterai bien d’accéder à la Place Rouge, mais
sans le sésame indispensable, j’en serai réduit à me contenter de l’environnement, bouclage par les militaires, défilé au loin, voix martiale retransmise d’un discours, retour des régiments, et
nec plus ultra, une contre-manifestation des nostalgiques du communisme brandissant leurs drapeaux rouges sous les remparts du Kremlin. Tintin au pays des Soviets !
Autour de la Place Rouge...
PPS : En conclusion, il faut l'avouer, un film sans drogue, sexe et violence est quand même un film qui a de grandes chances d'être un peu chiant !!!