Canto General
Début des années 70. L’icône Mikis Theodorakis est en exil à Paris, libéré des geôles des colonels grecs grâce à une formidable mobilisation des intellectuels et du peuple grec. Pablo Neruda est ambassadeur à Paris d’un Chili dirigé par Salvador Allende qui tente une transition démocratique ! Les deux exilés vont croiser leur chemin. Theodorakis décide alors de mettre en musique le Canto General, long poème fleuve, pièce maîtresse de l’œuvre du poète, composée pour partie en prison dans les années 50 par Pablo Neruda qui obtient en 73 le Prix Nobel de littérature.
Une version pour orchestre « folklorique » avec bouzouki, percussions naît, bientôt complétée par une seconde sous forme de cantate avec orchestre symphonique et chœur, celle qui sera officialisée le 7 septembre 1974 à la Fête de l’Humanité et un disque LP (vous savez les fameux vinyles de l’époque !) enregistré en live par EMI chez Pathé Marconi. (Incroyable, ces noms qui fleurent la France d’un après 68... Nostalgie !).
Ce disque, je l’ai écouté en boucle. Tête ronde de Neruda, chevelure de ébouriffée d’un jeune Theodorakis, rouge et noir, dans une distribution d’exception avec Maria Farandouri et Petros Pandis (mezzo et Baryton), les Percussions de Strasbourg et le Chœur National dirigé par J. Grimbert. Il n’était qu’une partie de l’oratorio intégral, 4 chants sur les 13 originaux, mais sa force cosmique, alliage d’une poésie épique de l’homme et d’une musique populaire venant se greffer sur une orchestration classique, en déroutait plus d’un, inclassable, OMNI (objet musical non identifié), type Carmina Burana pour païen ou Requiem pour existentialiste…
Et puis, les années se sont écoulées, l’œuvre est tombée en désuétude malgré une version armada germanique pour grand orchestre. Sa complexité technique (orchestre + chœur + solistes + percussions), sa sophistication artistique, la normalisation de la Grèce comme pays européen démocratique, la renvoyant vers le néant du sirtaki !
Et pourtant, certains de ces airs sont encore dans ma mémoire, préservés, intacts. Le souffle grandiose d’une histoire de l’humanité transcendé par des mots et des notes ciselés dans l’or du temps ! America Insurrecta et Los Libertadores où les sons de la langue de Pablo Neruda se mêlent si étroitement aux notes en fusion d’un grec exalté !
J’ai attendu pendant 15 ans un « Canto » à programmer à Cannes, tellement espéré, jamais croisé. J’ai accueilli des Requiem (Mozart, Verdi), 2 Carmina Burana, des opéras en « novlangue » (Dogora), des percussions, des spectacles complétement décalés… mais jamais de Canto General… jusqu’à ce que je me décide enfin, au crépuscule de ma carrière, avec mon ami Richard Stephant, mon complice de nombres opérations bizarres, à produire ce Canto qui se refusait à moi ! Après tout, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même !
C’était il y a plus d’une année, on vient de réaliser ce Canto General à Cannes !
Les boucles sont parfois faites pour être bouclées !
Vendredi 13 avril. Théâtre Debussy du Palais des Festivals. Le public arrive, s’installe. Angélique Ionatos déclame un poème de Pablo Neruda en ouverture. Elle est frêle, voix rauque, robe rouge et tunique noire.
Voici venir l’arbre, c’est l’arbre
De l’orage, l’arbre du peuple.
Ses héros montent de la terre
Comme les feuilles par la sève,
Et le vent casse les feuillages
De la multitude grondante,
Alors la semence du pain
Retombe enfin dans le sillon.
Puis le premier chant. Les chœurs montent dans la salle. L’orchestre dirigé par Giulio Magnanini (en remplacement de Philippe Bender, souffrant) s’attaque à cette partition très complexe, sophistiquée, soutenu par 3 percussionnistes qui découpent les sons et impulsent une rythmique syncopée en brisant les mélodies. Spyros Sakkas, tête léonine de barde encadré de cheveux blancs joue de sa voix en scandant les fièvres d’un peuple en lutte.
C’est parti pour 1h20 d’extase, devant une assistance médusée et fascinée. 15 minutes d’ovation finale, rééditées le lendemain pour une seconde représentation.
Envolées les angoisses d’un financement aléatoire et l’abandon en cours de chemin des deux coproducteurs prévus (il faut dire que pour cet Italien et ce Grec pressentis, que la conjoncture économique des derniers mois n’était pas au zénith et peu propice à un investissement culturel, fut-il modéré !).
Evanouies les interrogations sur un chœur amateur, magnifiquement préparé par Giulio Magnanini, mais manquant de volume (une vingtaine de choristes en plus n’auraient pas été du luxe pour cette œuvre où les mouvements choraux épousent les soubresauts d’un peuple en lutte et doivent passer par-dessus la musique pour atteindre à l'épique). Ils compensent grâce à une énergie et une passion bien présente leur manque de technicité.
Qu’importent le manque de temps de préparation, les quelques soucis techniques de sonorisation, l’absence des images de Paolo Miccichè (le metteur en scène avec qui j'avais réalisé le Jugement Dernier) initialement prévues, la complexité réelle d’un entreprise réunissant un orchestre régional, des choristes amateurs, des solistes grecs.
La réécriture préalable de l’œuvre sous l’œil de Mikis Theodorakis par un jeune compositeur (George Dousis), et le pianiste attitré de Theodorakis, Yannis Belonis, l’adaptant pour une intégrale jamais réalisée par un ensemble classique de type « mozartien » (45 musiciens), confère alors une modernité à cette cantate qui rend écho aux convulsions du monde actuel.
Que le glaive de l’impérialisme soit remplacé par le rouleau compresseur de l’ultralibéralisme ne change rien à la réalité de la souffrance des gens, l’écart entre les nantis et les démunis s’accroît, la douleur est un bien en partage pour les plus nombreux.
Cet Oratorio vient comme un coup de tonnerre afin de réveiller les consciences. Les combats ont changé, les armes sont différentes, mais l’art est toujours au service d’une certaine idée de la beauté et de la justice !
Et moi, avec mon copain Richard Stephant, le producteur exécutif du Canto General, on aura modestement réécrit une page d’histoire de l’Art. Un CD sera (si la qualité du live le permet), pressé et je pourrais à nouveau écouter ce chant magique d’un monde rêvé.
En attendant, dans le souper qui réunit tous les acteurs de cette saga improbable, nous avons mangé et bu, et rit et pleuré sur un chapitre de l’humanité encore à écrire : celui de la Liberté triomphante et du bonheur en héritage !
PS : les photos sont de mon ami Eric Dervaux...