Le système Castafiore
Il y a plus de 10 ans, Karl Biscuit et Marcia Barcellos faisaient le choix de s’implanter sur Grasse, dans les Alpes-Maritimes. Cette idée saugrenue fit sourire bien des opérateurs culturels à l’époque. Le choc de l’ancien, du provincial, d’une ville qui espère s’ouvrir à la modernité tout en plongeant ses racines dans l’arrière-pays, les champs de lavande en jachère d’une industrie de la parfumerie à l’agonie…confrontés à une des compagnies les plus créatrices de la danse, forgée aux expérimentations de Philippe Decouflé, de Dominique Boivin et aux collectifs des années 80 qui tentèrent d’importer un vent nouveau aux conformismes naissants d’une nouvelle danse en train de s’instituer comme la référence au bon goût !
Karl Biscuit à la scénographie et à la musique, Marcia Barcellos à la chorégraphie, tous les deux en phase sur l’essentiel : une vision follement décalée, étrange, entre la BD, l’humour et la
danse au service de spectacles décapants illustrant des histoires impossibles dans des mondes improbables.
Leur dernière création Stand Alone Zone devant être créée pendant le Festival de Danse, ils ont proposé leur travail dans une série de « scolaires » afin de le rôder et de se présenter dans les meilleures conditions devant la presse et les professionnels en décembre. C’est ainsi qu’un jeudi, dans un théâtre rempli de jeunes excités (il faudra que l’on reparle de l’éducation du public qui, des jeunes aux séniors, devient de plus en plus méprisant et inconvenant en ne respectant plus la distance qui sépare la salle de la scène !), Karl et Marcia livrèrent une première mouture de leurs divagations épiques.
Le rideau s’ouvre sur un monde futuriste postapocalyptique né dans un imaginaire à la Bilal, un travail technique époustouflant avec des images de synthèse et une vision en 3D délimitant la scène. Le scénariste convoque Mélies pour dessiner des arbres volant dans des puits d’oxygène, un vaisseau spatial décollant pour un voyage infini, décors mêlant quelques rares éléments concrets et une luxuriance graphique dans les ruines d’une ville du futur. Ce qui est fascinant d’entrée, c’est la qualité de la fusion entre le réel et l’abstrait, des personnages évoluent parmi d’autres « fantômes » sans que les limites entre les deux soient bien clairement définies. Parfois, les deux dimensions s’enchevêtrent et un animal émerge du décor pour kidnapper une danseuse. Franju à la rescousse pour cette histoire surréaliste d’un bébé atteint d’une maladie (il lui pousse des fleurs dans le cerveau) qui ne peut être sauvé que par un remède qu’il faut dénicher derrière les neuf salles secrètes gardées par un colosse. Déambulations dans cette ville en lambeaux, entre la poésie et l’aventure, le rêve et le cauchemar, spectacle écologique et dynamisant, une immense bouffée d’oxygène rythmée par les compositions savantes de Marcia Barcellos qui calque la chorégraphie sur les états d’âme des protagonistes. Un combat de boxe hypnotique dans une salle qui tournoie sur 360°, une descente inversée dans un ascenseur qui s’enfonce dans les entrailles de la terre, des mouvements syncopés, découpés dans le silence, la frénésie qui s’empare des danseurs, tout est en suspens, bien plus authentique que cette nature qui enferme nos rêves. C’est une plongée hallucinée, hallucinante dans un univers fantasmatique qui nous paraît si proche qu’on peut le caresser des yeux. Les costumes très sophistiqués, la musique empruntant du classique au bruitage avec des plages en sourdine composant un requiem moderne, l’agencement des couleurs (du rouge, du noir et des pastels !), tout est soigné, peint à la palette de la perfection, une prouesse quand on connaît les moyens dont dispose la compagnie, une preuve si besoin est que le génie peut, parfois, compenser les contraintes matérielles. Les Castafiore sont libres parce que le monde se plie à leurs désirs.
Ils réussissent à introduire, telle une composante à part entière du spectacle, le regard d’une vidéo qui occupe l’espace, envahit l’action et devient partie intégrante de l’œil du spectateur.
Une prouesse due à la combinaison de la maîtrise technique et à l’inventivité d’une gestuelle qui entraîne la plongée dans un univers de mystère. C’est la magie ancienne appliquée au monde du lendemain, ou le passé à la rencontre du futur au service d’une esthétique de la déraison.
Bravo à toute l’équipe du Système Castafiore (costumier, décorateur, techniciens, danseurs) et rendez-vous le samedi 28 novembre à 18h, au Théâtre Croisette-Hôtel Palais Stéphanie à Cannes. Pour
14€, une place au paradis vous attend. Vive Marcia et sa grâce aérienne, vive Karl et son génie dévorant la réalité pour la façonner aux songes d’une nuit torturée.