Pour en finir avec Bertolucci ?
En 1974, jeune étudiant à l’Université de Nice, je soutiens mon mémoire de maitrise en Histoire du Cinéma sur Bernardo Bertolucci sous la direction d’un jeune professeur passionnant qui m’a fait comprendre ce cinéma que j’aimais tant : Jean A Gili. C’est le moment où Le Dernier tango à Paris (1972) avec un Marlon Brando sulfureux, Jean-Pierre Léaud, Maria Schneider et une plaquette de beurre, l’ont propulsé comme un «grand» réalisateur à succès, et sur les écrans s’annonce le premier volet de Novecento avec Gérard Depardieu, Robert de Niro, Burt Lancaster, Donald Sutherland et tant d’autres qui le consacrera dans le monde entier, achevant un cycle d’une fertilité incroyable entamé avec La Strategia del Ragno en 1969 et poursuivi par Le Conformiste en 1970.
J’avais obtenu de la «Cinecittà», le grand studio de Rome, de travailler et de visionner tous ses films sur place. A l’époque il n’y avait pas de DVD ou autres supports, tout se visionnait sur la pellicule avec des grosses machines chargées par des techniciens. Je n’avais ( que trop brièvement) rencontré le maître pendant mon séjour romain, occupé qu’il était par le montage de sa saga sur l’histoire de l’Italie, des luttes paysannes à l’avènement du fascisme de Novecento.
Je ne pensais pas écrire pour et sur l’histoire du cinéma, juste le plaisir de travailler sur un cinéaste que j’aimais et dont La Stratégie de l’araignée, sur une nouvelle de Borges, avec Giulio Brogi et Alida Valli, était pour moi, un chef d’oeuvre que j’avais visionné 22 fois...
La scène du bal sur l’hymne fasciste (un monument de technique au service d’une idéologie), la complexité du sujet (un fils en quête de son père, Athos Magnani, mort comme un résistant et qui s’avèrera un traître à la cause... encore qu’une dernière image peut infirmer ce double glissement du héros en traitre !), la scène de l’opéra avec le flou qui dérobe le personnage et crée la tension, l’herbe qui grandit entre les rails d’une gare improbable aux sons d’un opéra de Verdi, la fusion novatrice en un réalisme ancré dans les terres et les traditions italiennes et la sophistication d’un formalisme au service des idées, tout cela faisait, à mes yeux, de cette oeuvre, un film majeur du 7ème Art d’un réalisateur au sommet de sa créativité.
Avec le temps qui a passé, j’étais persuadé que toute l’oeuvre de ce cinéaste semblait s’ériger sur un socle dont La stratégie de l’araignée m’apparaissait comme la pierre fondatrice.
Même si ses premiers opus (La Comare secca sur un scénario de Pasolini), Prima della Rivoluzione qui aura un succès critique important, Partner avec Pierre Clementi qui sera un échec en 1968) laissent deviner une vraie personnalité hors-norme, c’est avec La Stratégia del Ragno et Il Conformista qu’il développe un langage spécifique et une approche résolument moderne du cinéma.
Entre Godard et Pasolini, Bernardo Bertolucci va trouver sa voie et réalisera quelques chefs d’oeuvres tout au long d’une carrière jusqu’au Dernier Empereur, film phare et crépusculaire qu’il réalisera en 1987 et trustera 9 oscars en un chant du cygne que ses soucis de santé et son manque d’inspiration, malgré un Thé au Sahara et Little Buddha en 1990 et 1993, ne peuvent que rendre cruel !
Lundi 29 janvier : Arte annonce Le Conformiste sur sa grille. 40 ans que je ne l’ai pas revu. Choc. Je décide de le visionner et d’entrée, une monté d’adrénaline avec des images issues de mon passé, Jean-Louis Trintignant jeune et beau que j’ai accueilli il y a deux ans seulement aux Nuits Musicales du Suquet pour un de ses derniers concerts en musique, vieux et fragile, avec cette voix inimitable, déclinant des poètes libertaires… Dans ce film de Bertolucci, il est libre, passe du grave au sérieux, dans des décors « arts décos » sublimes. Invention et liberté d’une caméra qui se décale, décadre les plans, accroche les arrières plans et les détails pour mieux sublimer la « grande histoire » du fascisme à travers l’histoire personnelle de cet homme qui aspire à être le plus normal possible pour chasser les démons d’un viol et d’un meurtre qu’il croit avoir commis dans son enfance. De l’introspection à la réalité, d’un mariage formel sans amour à l’attentat d’un professeur antifasciste, tous les ingrédients explosent en un hymne baroque pour célébrer le drame d’une vie brisée qui se ment à elle-même et se conjure dans un fascisme obsessionnel. Comme il le déclare à la chute de Mussolini, « -je n’ai fait qu’obéir aux ordres, je ne risque rien ! » et c’est bien le drame d’une génération qui vécut la monté des dictatures, et c’est aussi une leçon sur l’universalité de l’horreur que nous vivons désormais.
A la relecture du film, je ne peux que m’interroger. Je n’étais peut-être pas assez armé idéologiquement à l’époque, du haut de mes 22 ans, pour en saisir toute la subtilité. La Stratégie de l’araignée que je portais aux nues avait tous les ingrédients pour me parler, la sophistication et l’introspection du Conformiste m’interpellait moins. J’aimerais désormais remettre les deux films en perspectives…
Et si j’ai un conseil à vous donner, allez voir ces deux chefs d’oeuvres et vous découvrirez deux magnifiques films réalisés dans une liberté de ton et une inventivité caractéristiques d’une période soixante-huitarde où tout était possible et où le cinéma était capable de parler de l’homme pour comprendre l’histoire des hommes !
Malade, fatigué, il vient présenter Io e Te, son dernier film au Festival de Cannes, en 2011 après 10 années de silence. Dans une chaise roulante, j'approche le maître et retrouve son regard intense. Inoubliable rencontre à l'aube de ma vie d'adulte avec un futur grand, à mon crépuscule professionnel avec un homme brisé qui a tant compté pour moi !