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Le collier de phalanges

Publié le par Bernard Oheix

Il est temps. Vous êtes devant la télé, les pieds sur la table basse, une bière à la main et votre cerveau engourdi fixe la télévision, un numéro d'Envoyé Spécial. Petit à petit, dans les images floues et les commentaires lointains, quelque chose d'étrange et d'horrible monte comme une vague à l'assaut de vos certitudes. Il s'agit de morts, de centaines de milliers de morts, dans les villages, entre voisins, de générations décapitées. Il s'agit de l'Afrique, de Hutus, de Tutsis, vous ne comprenez plus vraiment qui est la victime, qui est le bourreau. Vous savez seulement que l'horreur était à notre porte et que nous l'avons laissée entrer en nous. Vous avez mal. Cette nouvelle est le produit de ce mal, partageons le ensemble

 

 

 

Le collier de phalanges

                      Ce n’est pas facile de tuer un homme ou une femme avec une machette, même un enfant d’ailleurs. On peut s’imaginer avec cette lame tranchante, aiguisée, polie par le temps, bien équilibrée dans la main et  croire qu’il suffit d’en assener un coup bien violent pour ôter la vie. C ’est une illusion. Il faut frapper si fort, balancer le bras sans hésiter, ne pas craindre le contrecoup du choc en étreignant le manche et espérer viser juste au pli du cou…mais c’est si rare de l’atteindre. On peut décapiter d’un mouvement ample quand la lame s’insère entre deux vertèbres cervicales et sectionne les nerfs, les muscles et les veines qui partent de la poitrine pour rejoindre le cerveau, mais cela n’arrive presque jamais.

 

 Dans la plupart des cas, les victimes se débattent, s’agitent, n’ont de cesse de se dérober devant l’inéluctable. Les cris ne sont pas vraiment gênants, bien au contraire, ils donnent une réalité à ce qui est en train d’advenir, ils nous poussent à agir, déclencheurs de nos mouvements, musique de notre acte, mais cette cible mouvante nous interdit toute possibilité de prendre notre temps et de faire du bon travail.

Moi, c’est le bruit de la lame contre la boîte crânienne qui m’a toujours dérangé. Passe encore pour le sang qui jaillit, mais le craquement  des os et les corps qui se cambrent ne sont pas esthétiques. C’est une faute de goût, un déni à l’ordre des choses, une faille dans le rituel des mises à mort. Surtout qu’il est évident qu’un coup ne suffit pas et qu’il faut alors renouveler l’opération plusieurs fois avant de pouvoir passer à une autre proie.

Ma première chasse s’est déroulée  il y a si longtemps. J’en garde un souvenir plutôt précis, des couleurs pourpres, une odeur d’urine, un son strident montant dans le ciel étoilé et que les flammes du feu faisaient danser. C’était une femme du village que je connaissais bien et avec qui j’avais partagé une nuit d’amour, deux étés auparavant, une des premières à m’offrir son corps. J’avais eu du plaisir à épouser ses formes mûres, elle m’avait guidé vers la jouissance, j’étais encore si jeune et je ne connaissais rien de la vie, ou si peu !. Là, couchée sur le dos, les yeux fous, elle me suppliait du regard pendant que les autres la violaient. Elle connaissait le dénouement et la terreur avait fait disparaître toute trace d’humanité de son visage, une peinture de la tragédie si humaine des passions. Les autres m’ont poussé et il a fallu que je m’exécute et  que j’introduise mon sexe dans le sien sanguinolent, que je trace ma voie dans l’écheveau de son ventre meurtri et je n’ai pas pris de plaisir, j’ai fait semblant, je vous l’avoue.

Comme j’étais le plus jeune, 15 ans, et que c’était ma première traque, ils ont voulu que ce soit de ma main qu’elle reçoive la mort, une offrande initiatique pour toutes les promesses d’un avenir que nous devions bâtir sans leur présence, une juste récompense qui scellerait mon sort au destin de mon peuple.  Ils n’avaient même pas besoin de boire pour se forcer à agir, cela semblait si naturel chez eux et cette purge ne faisait que commencer, un début dans l’horreur des nuits de soufre. Ils m’ont propulsé au centre de l’arène dans les flammes dansantes du feu qui embrasait la nuit, et ils ont entonné un chant de gorge, un cri  dans la nuit qui portait les orages. Ils dansaient en m’observant et je sais que c’est à ce moment précis que j’ai  décidé de lui trancher une phalange. J’ai pris sa main qui pleurait et m’étreignait, je l’ai étalée sur la terre rougie de son sang, elle n’a pas résisté,  j’ai sectionné ses appendices qui ne gigotaient même plus, le plus rapidement et proprement possible. J’en ai ramassé un, n’importe lequel, l’annulaire et je l’ai pointé vers l’horizon si lourd qui m’attendait. Elle avait déjà tellement mal que cette douleur complémentaire ne sembla même pas accroître sa peine. Un éclair a jailli dans ses yeux pendant que je brandissais mon trophée. J’ai pris ma respiration, je suis allé chercher au tréfonds de mes peurs, un hurlement qui a ricoché dans la nuit fauve et j’ai jeté en l’air ce misérable morceau de chair comme le doigt accusateur d’un Dieu qui nous avait abandonné. C’est ainsi que ma légende naquit, c’est par ce doigt et cette phrase lancée pour fuir au devant de ma terreur que tout est arrivé dans les rires de ceux que l’odeur du sang enivrait.

Ils l’ont achevée en se ruant à plusieurs sur elle, se disputant l’espace pour lui décocher des coups de pieds, lui enfoncer des braises dans les yeux, lui introduire un tison dans le vagin, ornant la masse sanglante de ses chairs d’estafilades qui zébraient sa peau noire des signes rituels d’une mort trop lente à venir. Vous ne pouvez pas imaginer comme la vie s’accroche désespérément aux moindres anfractuosités d’une enveloppe charnelle, comme il est difficile de chasser toute trace d’humanité de cette coquille qui avait été habitée par une femme de 35 ans. Elle avait ployé son dos sous les calebasses d’eau tirée du puits, ri de voir ses enfants naître,  pleuré devant la sécheresse du cœur des hommes pour finir après d’atroces souffrances, cadavre disgracieux, puzzle incompréhensible de la misère qui fait s’entre-tuer les frères.

C’est un cousin qui a provoqué la suite. Il a ramassé cet annulaire gris cendre et l’a enfilé sur un fil de nylon en forant un trou dans son extrémité pour me le passer au cou en une cérémonie initiatique et je me suis promené toute la nuit avec cet obscène bijou qui brinquebalait en s’égouttant des dernières traces d’un sang noir comme le diable qui s’était emparé de mon âme.

Le soleil se couchait tous les jours, et l’aube revenait invariablement pour les traques des marais, dénichant des fantômes humains le ventre vide, la boue dans les yeux, la certitude  d’une fin que les plus volontaires espéraient rapide mais que les femmes et les enfants subissaient dans les affres des tortures les plus ignobles. On s’habitue à l’horreur, on peut vivre avec les miasmes de la mort à ses basques.

Tous les matins, vers 9 heures, nous avions l’habitude de nous retrouver sur une langue de terre qui jouxtait le marais où se terraient des centaines d’êtres hâves et dépenaillés que la faim et la peur rendaient inhumains. Les femmes apportaient l’alcool et le gibier pour de grands repas qui nous réunissaient tous et au coup de sifflet du chef de la chasse, le vicaire de l’église, les enfants et les vieux s’enfonçaient dans les marigots pour dénicher ceux qui tentaient de se fondre dans la couleur de la boue pour échapper à leur destin. Ils avaient l’ordre de ne pas s’approcher des victimes et de nous rameuter d’un hurlement. Combien j’en ai entendu de ces sinistres signaux qui déclenchaient la ruée des hommes forts, ceux qui portaient les machettes et les houes et n’attendaient qu’un signal pour déchaîner leur fureur et combler ce vide obscur qui emplissait leur cœur de haine.

Suivant les jours, nous pouvions ainsi lever de 10 à 20 proies pour les périodes fastes qui toutes subissaient le même sort. Une agonie de souffrances dans les rires de leurs bourreaux et moi, au milieu, mêlant mes hurlements à ceux des victimes comme à ceux des chasseurs. Rituellement je sectionnais un annulaire et je l’enfilais à mon collier qui ne me quittait plus, comme s’il m’était nécessaire de porter ma croix à chaque heure du jour et de la nuit afin de graver chaque instant de cette page d’une histoire de l’humanité que nous écrivions en lettres de sang. Je ne les comptais pas, il se faisait de plus en plus lourd au fil de ces semaines où la vie s’était figée en un moment d’éternité dans cette région si éloignée de la nature des êtres. Nous étions devenus des animaux et je participais pleinement au sein de cette meute à l’effondrement de l’espoir devant le cancer d’un mal inconnu. Il était si normal de les exterminer.

Pourtant, je peux vous le dire désormais, pas une fois, pas un seul des gibiers que nous dénichions n’est mort de ma main. C’était ainsi. Personne ne pouvait se douter que derrière ce collier de phalanges, emblème de ma fureur et de mon implication, aucune vie humaine n’avait payé le tribut de cette lame qui tranchait les doigts pour éviter de sectionner le fil d’une vie. Je vous le jure sur les saintes écritures, je suis prêt à me faire dévorer par les flammes de l’enfer éternel si je mens, je n’ai jamais tué tout au long de ces chasses qui ont duré de longs mois sous l’œil d’un occident impavide qui attendait que la colère s’apaise. Je n’ai pas tué un homme, pas une femme, même pas un enfant, rien, j’ai simplement continué à enfiler des doigts sur un fil de nylon et le collier grandissait devenant si lourd à porter, tous ces doigts s’agitaient dans mes cauchemars, dansaient une sarabande de lumières crues, me dévoilant toujours plus au fur et à mesure qu’il me dissimulait. C’était ainsi, ma croix à moi, un culte me permettant de me remémorer le passé.

Avant chaque traque, les guerriers, ces cultivateurs que j’avais connus depuis mon plus jeune âge et qui m’avaient guidé sur les pas de mon adolescence, venaient s’incliner devant ma collection d’annulaires en un geste de déférence, cassant le buste pour baiser un des doigts racornis, communiant avec un dieu malin pour quémander la force qui guidait leurs bras vengeurs. Sans doute du fait de mon âge, j’avais un statut à part, mascotte de ce coin perdu dans lequel s’affrontaient les haines séculaires que le mensonge et la cupidité entretenaient. Les biens de ceux qui mouraient devenaient propriété de ses bourreaux par une loi non écrite, implicite, que la quantité de proies rendait d’autant plus attractive. Je ne suis pas devenu riche, bien au contraire. Je n’ai jamais pu dépouiller une des victimes de ses bijoux, de ses habits, de ses armes et parures, de sa besace dans laquelle s’entassaient les maigres biens de toute une vie de manque, parce que je n’ai jamais tué, tranché de gorge, fait couler un sang noirâtre de leurs veines, juste quelques doigts pour m’empêcher de dormir et venir me hanter.

Ils avaient si peu… mais ils étaient si nombreux que des fortunes se sont érigées, que des trésors se sont amassés dans les huttes du village désertées par une partie de leurs habitants. Je suis resté comme je suis né, sans biens terrestres, sans rien à pouvoir troquer. Ma seule richesse, c’était ce collier de phalanges que j’arborais et qui représentait la seule protection contre la barbarie que j’avais pu m’inventer, que le sort m’avait offert. Je n’ai jamais tué et c’est à lui que je le dois. Je n’ai jamais tué, je vous le jure.

Je ne vous demande pas le pardon pour mes frères et pour moi, je ne prie pas pour les victimes, elles sont trop nombreuses, l’éternité n’y suffirait point, je n’exige rien de vous, même pas de pouvoir dormir la nuit, je ne regarde plus le soleil, je l’ai oublié et je n’entends plus le chant des oiseaux. Il n’y a que le vide, et je suis assis au bord de ce vide. Pourtant, j’ai une requête à vous faire, quelque chose  qui me manque tant et que je vous supplie de me rendre, j’en ai besoin pour me rappeler que j’existe, restituez-moi mon collier de phalanges, il faut que je les compte maintenant que la terre s’est arrêtée de tourner, que le bruit a cessé. Rendez-moi mon collier, il me manque tant, je n’existe plus sans lui.

 

 

 

 

 

 

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