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nouvelles

La ville hors du temps

Publié le par Bernard Oheix

La visite de Venise ne me laisse jamais indifférent. A chaque fois que je me rends dans cette ville (c'est la sixième !), je sens la morsure du temps, les vagues d'une mémoire qui échappent à la compréhension de l'homme. J'aime Venise et je m'y sens éternel, ancré dans une humanité capable de produire le meilleur d'elle-même. Mais Venise, c'est aussi se retrouver devant sa petitesse, savoir que l'on n'est qu'un pion sur un échiquier qui nous dépasse, un trait d'union entre le passé et le futur. C'est comme se retrouver au bord d'un prépice, l'histoire nous mord la nuque et le mur de l'indifférence se brise sur les arêtes de ces palais émergeant de la nuit des temps en nous invitant au rêve !  Dans ce texte, je me venge de Venise parce que j'ai peur de l'avenir. J'aimerais être persuadé que nous sommes capables de perpétuer la mémoire de l'homme pour les siècles futurs !

 

Toute la journée, les nuages noirs s'étaient accumulés au-dessus de la ville, énormes masses roulant les unes sur les autres, jouant à se chevaucher, s'entrechoquant en faisant courir des frissons électriques qui nimbaient l'air d'un voile d'angoisse. Le jour semblait se dissoudre dans la nuit, une clarté obscure enveloppait les silhouettes fantomatiques qui se dressaient dans la lagune. C' était une journée de fin du monde, un de ces moments qui échappent au pouvoir de l'homme et lui fait sentir l'immensité du vide qui l'étreint. Les rares passants courbaient l'échine, la tête dissimulée par des fichus noirs, ils sombraient dans les ruelles vides, disparaissant dans les trous des portes cochères, comme avalés par les bâtiments repliés sur eux-mêmes. L'eau des canaux stagnait, des rides parcouraient sa surface, humbles frémissements que l'étrave de quelques rares embarcations venait briser en jetant des éclats froids dans l'obscurité qui gagnait.

La nuit fut effroyable, les forces se déchaînèrent, d'immenses éclairs zébraient le plan d'eau, illuminant les dômes des églises sous une clarté d'argent, drapant les vieilles pierres d'un manteau funeste. Et la pluie qui ne venait toujours pas, et cette conjonction du bruit insoutenable et des flashs à répétitions comme une anticipation de la fin du monde, d'un jugement final qu'elle aurait mérité. Qu'avait donc pu bien faire cette ville pour que les forces de la nature se livrent un tel combat en son arène ?

 

 Au matin, il y eut une accalmie, les roulements démoniaques s'estompèrent, une brise légère vint prêter main forte pour balayer le ciel de ses cumulus et les habitants sortirent, prudemment, avec des gestes hésitants, regardant autour d'eux, cherchant à comprendre. Le silence se fit absolu, les hommes et les femmes fixaient l'eau des canaux, certains se signaient en contemplant le spectacle de désolation qui s'offrait à leurs yeux dévorés d'angoisse.

Les poissons avaient surgi des profondeurs. Ils flottaient à la surface de l'eau, dévoilant leur ventre blanc, bercés par les roulis qui ridaient la surface en une danse macabre. Leurs gueules ouvertes figées sur l'éternité, leurs yeux morts avaient cessé de contempler les êtres qui avaient érigé cette ville hors du temps. Une odeur rance se dégageait de ces millions de cadavres qui gagnaient chaque recoin des canaux sillonnant la cité. Toutes les variétés des fonds s'exhibaient ainsi, impudiques, défi à l'esprit de l'homme et les questions ne trouvaient pas de réponses aux interrogations angoissées. La panique s'était emparée des Vénitiens, l'inconcevable prenait forme dans cette faune dévastée par un mal mystérieux que l'on ne pouvait imaginer.

Il fallut plus d'une semaine pour nettoyer la ville de ses cadavres envahissants, chaque recoin de la cité des doges fut récuré jusqu'à faire disparaître le souvenir même de cette nuit de cauchemar, mais le mal était profond et dans les eaux privées de vie, il y avait une vague prémonition de ce qui allait advenir. Nous n'étions qu'au début de cette agonie entamée par la mort des espèces lagunaires, il importait désormais de compter avec les forces souterraines qui tramaient leur sombre dessein dans les profondeurs aquatiques. Ce ne fut que le premier des actes qui scellèrent le sort de cette ville.

 

La presse et les médias se précipitèrent sur cet événement, trop de symboles étaient attachés à Venise pour que cela ne devint un exercice de style imposé pour tous les journalistes en mal de copie, d'écrire sur le mal étrange qui l'avait meurtrie. Chacun y alla de son couplet, fit intervenir des spécialistes de l'écologie, des prêtres exorcistes, des hommes politiques tentaient de récupérer l'affaire, le monde avait tant besoin de ces sources d'ignorance pour continuer à errer dans l'inconnu. C'est ainsi, devant l'insondable, les vérités sont toujours premières et des tas de raisons vinrent conforter chaque camp dans son incapacité à comprendre ce qui s'était passé dans cette nuit froide.

 

La vie reprit son cours. Parfois, dans le regard qui se tournait vers la ligne d'horizon, dans l'interrogation chargée d'inquiétude des habitants le nez en l'air à la recherche d'un signal prémonitoire, on sentait poindre cette inquiétude profonde qui rongeait les habitants devant leur futur. Apparemment, tout était rentré dans l'ordre, les trains avaient repris leurs rotations, les bus arrivaient en chapelets ininterrompus, déversant leurs cargaisons de touristes ébaudis devant le charme des vieilles pierres qui se fondaient dans l'eau opaque des canaux tissant une toile d'araignée que les gondoliers parcouraient à coups de leur longue rame qu'ils maniaient avec dextérité. Le ciel avait retrouvé son éclat et les oiseaux venaient picorer dans la main des touristes ces graines qui se vendaient auprès des marchands, remplissant l'air de leurs cris et s'envolant en groupes désordonnés réagissant à de mystérieuses impulsions.

Le premier oiseau qui tomba comme une pierre par un après-midi si clair de septembre, pendant que la Mostra du cinéma déployait ses fastes dans un Lido transformé en temple cinéphilique, ne provoqua qu'un étonnement de circonstance, juste une poignée de touristes légèrement dégoûtés de voir ce tas informe de plumes et d'os perdre sa grâce et rejoindre la pesanteur terrestre en chutant sur les pavés de la « calle dei assassini » Ils levèrent la tête et contemplèrent les nuages blancs qui voguaient dans le ciel d'azur et reprirent le parcours de leur visite sans s'occuper plus de cet incident.

Cette semaine là, les pigeons plurent comme des flocons de neige dans une tourmente, par grappes entières, un dernier cri et leur trajectoire se brisait pour plonger à la verticale et recouvrir le sol de leurs débris ensanglantés. Les millions d'oiseaux qui peuplaient le ciel de Venise venaient tapisser les ruelles et les canaux de leurs cadavres désarticulés, comme un linceul gris où les taches rouges éclataient en fruits trop mûrs. Tous les matins, les équipes de nettoyage et les particuliers entamaient leur journée par le ramassage laborieux des volatiles morts. Les bennes se remplissaient de cadavres informes qui attiraient une ronde de mouches et dégageaient une odeur pestilentielle qui planait sur la ville comme une chape indélébile. En quelques jours, le ciel se retrouva vide et la vie disparut des cieux chargeant le coeur des hommes d'une langueur morbide.

 

Qui peut s'intéresser à la mort de poissons et d'oiseaux, qui peut encore avoir le désir de comprendre ces forces qui s'affrontaient dans les marges d'une humanité déboussolée par un monde impitoyable qu'elle avait contribué à ériger ? Les médias n'accordèrent que quelques lignes de circonstance, comme si le sujet de Venise s'était épuisé dans la disparition de ses poissons, comme si d'autres préoccupations plus importantes éclipsaient ce qui se tramait dans cette ville des confins, entre le passé et le futur, entre la tragédie et la grandiloquence d'une pantalonnade.

La vie pourtant s'était emplie d'une inquiétude apparente dans les palais qui bordaient le Grand Canal, au fond des échoppes qui vendaient des souvenirs, des babioles en verre de Murano, des masques emplumés appréciés pour dérober le regard pendant le carnaval, des tissus imprimés de motifs colorés retraçant l'épopée de Marco Polo. Les discussions traînaient dans les bars qui réunissaient les Vénitiens, quand les flots de touristes s'évanouissaient à la tombée de la nuit, et chacun sentait bien que dans cette histoire inachevée, des réponses se devaient d'être apportées pour comprendre le destin funeste qui les entraînait toujours plus loin dans l'horreur. On cherchait des raisons d'espérer, des bribes d'explication, une lueur d'espoir mais la nuit régnait toujours sur le coeur des hommes transis.

 

C'est le 29 septembre que les gondoliers, en se rendant à leur travail, découvrirent toutes leurs embarcations la coque en l'air, exhibant leurs ventres ronds comme autant de coquilles vides, les bords ventrus plongeant dans l'onde glauque, les coussins de satin aux dorures d'argent flottant à la surface de l'eau, dessinant un tableau accouché par l'esprit torturé d'un génie du mal. Le bois d'ébène, les velours rouges, les cordages déliés plongeaient dans la lagune et seules émergeaient ces formes rebondies de squelettes trop pleins, cétacés morbides échoués sur les rives de l'horreur. Le cauchemar continuait, les églises se remplirent ce jour-là de femmes à la piété retrouvée, de génuflexions incessantes pendant la récitation d'actes de contrition, les dons affluèrent dans les troncs des basiliques où la rumeur s'enflait, entretenue par les voix des paroissiens qui imploraient un Dieu tout puissant et lui demandaient pardon pour des fautes inavouées. Les vaporettis refusant tous de démarrer, le moteur en berne, seules quelques barques sillonnaient la lagune, maniées avec des rames par des marins qui scrutaient la surface de l'eau en y cherchant les causes d'un mal inexpliqué, inexplicable.

Les autorités de la ville bloquèrent les cars de touristes et les trains à Mestre, interdisant tout accès à la cité, paralysant au grand dam des milliers de touristes, la région entière transformée en un gigantesque embouteillage, dans les hurlements de colère d'une population qui clamait son incompréhension en manifestant sa rage et sa hargne contre les édiles inaptes à résoudre cette crise. L'économie de la ville durement touchée par les événements précédents était au bord de la faillite, rien ne permettait d'imaginer l'issue de ce qui se tramait dans les abysses d'un mal qui rongeait Venise l'éternelle.

 

Le 1er octobre, l'île de la Giudecca frémit, secouée par un spasme qui la fit vibrer comme un diapason donnant le tempo d'une course contre l'horreur. Passée la première secousse, elle commença lentement et inexorablement à s'enfoncer dans l'eau qui la cernait. A raison de quelques centimètres par heure, les quais disparaissaient dans la lagune aux sons des hurlements paroxystiques des habitants épouvantés. Des scènes hallucinantes voyaient s'entrechoquer la population prisonnière de son île,  certains couraient porteurs de valises bourrées de valeurs qui rejoindraient les flots bourbeux, d'autres se traînaient à genoux sur les quais inclinés pour rejoindre la basilique du Santissimo Redentore et invoquer un Dieu tout puissant miséricordieux, tous gémissaient, criaient leur incompréhension pendant que la terre se faisait dévorer par l'eau. Les caves inondées depuis longtemps, les flots gagnant les étages au fur et à mesure que la langue de terre en arc de cercle était aspirée par les profondeurs, une population affolée et incapable de réagir se cognait comme des mouches au contact incandescent d'une lampe aveuglante, générant un chaos où seuls les plus forts survivaient.

Certains se donnèrent la mort et achevèrent leur parcours sur les rives encombrées de scories si humaines, d'autres se jetèrent à la mer pour rejoindre les rives du fondamento Zattere Ponte Lungo, tous vivaient la terreur comme si le jugement final était arrivé et qu'il fallait désormais solder les comptes de vies inutiles. Des milliers moururent, hommes, femmes, enfants, leurs yeux grands ouverts devant l'incommensurable, leurs corps dérivant à la surface en plongeant le regard sur une éternité de douleurs. Quelques uns survécurent et furent recueillis par les habitants d'en face, ceux qui tremblaient désormais devant le sort qui leur était réservé. Ils contemplaient les yeux exorbités le vide angoissant qui avait succédé à ce fleuron d'une Venise orgueilleuse, l'arc de la Guidecca évanoui, entre les fortins préservés de  San Giorgio Maggiore et de Sacca Fisola qui pouvaient maintenant se contempler par-dessus les détritus flottant sur la nappe grise d'une mer en train de reconquérir ses droits. Incongrue, comme pour se rappeler à la mémoire des hommes, la flèche du  Redentore émergeait des flots, seule trace de la mémoire des hommes, rappel de leur prestige passé, un doigt vengeur crevant la surface pour indiquer aux êtres humains la vanité de leurs efforts.

 

Le lendemain, dans le chaos indescriptible provoqué par ce drame, le même frémissement parcouru la langue de terre comprise entre la darsena Arsenale Vecchio, le Canale Grande et celui de la Misericordia, une queue de terre ferme trouée de canaux qui portaient quelques-uns uns des signes majeurs du génie de l'homme. C'est là, dans ce quadrilatère que la piazza San Marco offre une vue panoramique sur toute la ville par son fier campanile au pied du Palais des Doges, que se situe le théâtre de la  Fenice   où en février 1851 la Traviatta de Verdi fut créée, l'Eglise San Giovani e Paolo regorgeant de tableaux de Tieppolo et des plus grands peintres vénitiens. C'est aussi dans ce paradis que l'hôtel Danieli accueillait les stars, que le Florian servait des capucino à 15 € aux sons de la musique de Vivaldi exécutée par des orchestres trônant sur des estrades décorées d'ors et de pourpre. Il n'y avait plus de salut pour les trésors de l'humanité que recelaient les palais grandiloquents, plus de pauses sur les balcons bordant le Canale Grande pour les fêtes prestigieuses qui réunissaient l'élite du pays, les régates historiques où s'affrontaient en habits de couleurs, les quartiers de la ville pour des joutes sans merci, plus de répit pour la terre qui frémissait en s'enfonçant dans la lagune froide.

Les plus malins n'avaient pas hésité une seconde, fuyant sans s'occuper de leurs biens par les ponts du Rialto et de l'Académia, comme si la peste s'accrochait à leur basque et que tous les démons de la terre réveillaient la terreur qui sommeillait en eux. Ils couraient encore quand, dans un mouvement progressif, la terre bascula sur le flanc, se coucha en se dressant par l'Est et se mit à s'enfoncer pour s'engloutir dans la nuit d'une eau qui reprenait ses droits. C'était comme si la terre s'ouvrait et dévorait le monde des hommes, engloutissait toutes les traces de sa présence.

Autant la Giudecca avait pris son temps pour sombrer, autant la glissade de cette nouvelle portion de Venise dans un abîme sans fond fut rapide, surprenant les habitants sur le pas de leur porte, en train de préparer leurs biens pour un exode définitif, persuadés qu'ils pouvaient encore sauver quelques maigres traces de leur passage sur cette terre en préservant leur vie. Ils n'avaient plus de choix, juste une fraction de temps pour une prière avant de rejoindre le monde des ombres. Une gigantesque clameur monta jusqu'aux nues, un cri poussé par des milliers de gorges terrorisées par l'inéluctable. Des mères se saisirent de leurs enfants, des vieilles femmes se signaient, des hommes se jetaient à l'eau et tentaient de nager pour fuir cette nasse dans laquelle ils étaient prisonniers. Si peu survécurent, si peu s'étaient préparés à affronter le dernier jour de leur éphémère existence que l'air bruissait de mille chants d'imploration, chacun réclamant la pitié d'un sauveur qui les avait abandonnés et ignorait leur détresse. On dénombra plus de deux cent mille morts en cette journée de révolte de la nature mais ces victimes étaient-elles toutes innocentes ?

La nuit fut interminable, de rares embarcations accourues des environs sondaient les flots à la recherche des vestiges de ce qui avait été le coeur d'une ville fière, dressée telle une sentinelle née dans la nuit des temps, qui avait assisté à la tourmente des guerres et des révoltes en se préservant de l'usure des siècles chargés d'histoire. Le pont de la Liberté qui reliait la terre ferme était encombré d'une population tremblante, fuyant en poussant des charrettes et des carrioles bourrées de colis et de valises remplies à la hâte. Quelques-unes , entravant la marche de cette colonne dévastée, furent versées dans les eaux froides. De grands feux rougeoyaient, illuminant la nuit de braises, des pleurs résonnaient en une litanie obscène, scandant les heures d'une oraison funèbre.

 

Au petit matin, alors qu'il semblait que plus rien n'arrêterait la marche du temps, c'est le dernier îlot de ce qui avait été Venise qui frémit et se convulsa avant de s'engloutir. Du Piazzale Roma à la pointe de Santa Maria de la Salute pour remonter jusqu'au Quartier San Polo, l'ultime corne encore émergeante entama sa course vers les profondeurs, se confondant avec la ligne froide d'horizon de cette lagune morte. Il n'y avait plus rien à espérer de cette cité, un gigantesque cimetière de toutes nos convoitises, du rêve de l'homme à dominer la nature, à la plier à sa volonté.

Des rives de Mestre, dans la clarté d'un soleil revenu, la nature enfin apaisée, les hommes pouvaient contempler le spectacle d'un bassin d'eau froide dans laquelle émergeaient, témoins des lustres passés, le cimetière de San Michele et quelques îles épargnées avec leurs dômes d'églises de guingois qui apparaissent incongrues à tous ceux qui percevaient encore la ville en surimpression de cette morne étendue désolée. Un pinceau fantasque avait gommé des siècles d'histoire, un architecte fou avait recomposé dans la frénésie d'une crise de démence, le paysage d'espoir d'une cité lacustre échappant au temps qui camperait éternellement tel un phare de l'humanité, un trésor serti entre la mer et le ciel, un repère pour guider l'homme sur les chemins de sa destinée.

Vous pouvez toujours vous rendre sur les rives de cette échancrure. Entre Chioggia et Jesolo, la mer a reconquit ses droits. Les oiseaux dessinent des trajectoires dans le ciel pur, croisant leur vol en poussant leurs cris de joie, les poissons sont revenus et glissent comme des vifs-argent, traits de lumière à la surface des flots sereins, ils volent au-dessus de l'onde, bondissant entre les vaguelettes qui rident le plan d'eau. Il n'y a plus de gondoles, les chants populaires des gondoliers ne montent plus dans le ciel pour charmer les touristes, il n'y a plus de touristes d'ailleurs et plus aucun bateau ne s'aventure dans ces eaux chargées de mystères qui rappellent tant de souvenirs à ceux qui ne veulent pas oublier.

Est-il possible d'ailleurs d'oublier Venise, cette splendeur qui rayonnait de mille feux ? L'homme n'a pas encore saisi quel étrange carnaval des dieux s'est déroulé dans cette semaine de septembre qui vit l'affrontement de tant de forces souterraines. Il sait qu'une partie de sa magie s'est évanouie définitivement et qu'il se doit de grandir pour apprendre à vivre avec les blessures ouvertes de son inconscient. En a-t-il encore le courage et la force ? Peut-il enfin devenir l'égal des Dieux ?

Il parait que la terre a tremblé du côté de San Francisco, que les oiseaux ont fuit le ciel de Tokyo et que la mer rugit d'étrange façon en se brisant contre les digues des polders néerlandais...

 

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Père Noël (1)

Publié le par Bernard Oheix

Souvenirs, souvenirs... En 1981, J'étais directeur à la MJC de Bourg en Bresse pour mon premier vrai travail après 10 années d'études. Il y avait trois quotidiens et un hebdo dans une ville de 40 000 habitants perdue entre les étangs de la Dombe et les plaines de la Bresse. Deux déserts de volailles et de génisses laitières. Le journal local du Courrier de l'Ain par l'entremise de son directeur PDG, chroniqueur, livreur et animateur, (c'était la fin de l'âge d'or, quand les gens achetaient encore un journal qui était fabriqué par des journalistes aimant leur métier) me proposa d'écrire une nouvelle pour le jour de Noël. Banco. Le texte parut à la Une du journal du 25 décembre 1981. Il eut un certain retentissement dans la ville (n'exagérons pas quand même, ce ne fut pas la révolution espérée !!). Dans le climat ambiant burgien, il possédait manifestement des vapeurs iconoclastes qui remuèrent nos bons bourgeois de cette cité alanguie par des années de conformisme. C'était le but recherché ! S'ensuivirent des années de collaboration épistolaire et quelques textes à venir pour mon plaisir et le vôtre... je l'espère ! 

Le Père Noël a un bouton sur le nez

Il pleuvait, ou neigeait, bruinait, glaçait, ventait. Un temps de réveillon pour Père Noël. Ses grosses chaussures s'enfonçaient dans la boue et la pluie glissait le long de sa chevelure grisâtre, gouttant entre son cou et le col de sa chemise, l'imbibant d'une moisissure froide.
« Un petit Cognac me ferait du bien, pensa-t-il. La nuit allait être interminable. La nuit sans étoiles, à se faufiler dans des millions de foyers, par le toit, le radiateur, les ventilateurs et lucarnes de toutes sortes.
Une nuit épuisante à visiter les maisons, une par une, avec ses deux hottes, toujours aussi lourdes pour ses vieilles jambes variqueuses qui, depuis des millions d'années, s'escrimaient à le porter.
Des larmes perlaient de ses yeux et suivaient les étranges contours des cicatrices qui marbraient son visage. Deux abcès avaient percé sur sa joue, et le dernier chicot de sa gueule noirâtre branlait sérieusement, menaçant de tomber en le condamnant à la purée... ou plutôt à la mousseline.
Toutes ses articulations n'étaient que douleurs, brûlures et ganglions. Quelques bubons avaient paralysé son bras gauche et une hernie discale l'immobilisait à moitié.
Quant à la tachycardie, elle emballait son coeur au rythme des la maladie de Parkinson et des quelques crises d'épilepsie qui parsemaient sa longue nuit.
Des centaines de Noël, des milliers d'heures à marcher et à monter, descendre, ramper, pour atteindre le coeur de la maison, de la hutte, de la grotte ou de la paillotte.
Et à chaque fois, les mêmes gestes. Prendre des jouets de sa hotte dorsale, les déposer devant les chaussures (avec ses tremblements, plus question de les enfiler dedans), ramasser les péchés de toute l'année, les glisser dans sa hotte ventrale.
Action répugnante s'il en est. Ces péchés froids, gluants, puant le rance et la rancoeur, la mauvaise humeur, la colère, les coups et les cris, ces fautes accumulées pendant 364 jours et qu'il fallait solder la nuit de Noël !
La nuit de l'horreur, oui !
Le Père Noël, on le montre sans hotte ou de dos... mais jamais de face ou de profil. On verrait alors ce que lui même refuse de regarder, ce qu'il sent grouiller contre son ventre, ce qui le mine et l'use : tous les péchés de chaque foyer de cette terre maudite, tous les péchés qu'il faut bien liquider... Et qui fait le sale boulot ? Le gentil Papa Noël, bien sûr ! Et qui est-ce qui trinque ? Le Père Noël, naturellement...
Tenez, par exemple, au B2 du 94 de la rue de l'Ane Rouge de notre ville. Quatorze foyers seulement pour un meurtre, deux viols, huit vols (dont quatre à main armée), un nombre incalculable de mensonges et tromperies (qu'il avait enfournés sans même les trier), des adultères en série, de la jalousie et de l'hypocrisie, de la petitesse... et caetera, et bla bla bla...pouët, pouët...
Non, ce n'est plus possible, se dit le Père Noël, en attaquant dans la foulée le B3 du même numéro de la même rue, toujours de notre ville.
Quand il arriva au 4ème étage, il eut la surprise de sentir quelqu'un s'approcher. Très étonné, (d'habitude les gens étaient trop saouls pour l'attendre), il chaussa ses lunettes triple foyer et regarda le petit bébé (six mois) ramper vers lui.
-Ô mon Père Noël, je t'attendais. Que tu es beau et gentil. J'espère que tu m'apportes des jouets magnifiques.
Le Père Noël faillit se laisser attendrir et caresser la petite tête bouclée. Un réflexe lui fit plonger les yeux dans ceux de l'adorable chérubin.
« Et merde ! » s'écria-t-il, en déchirant sa carte syndicale : le « génial-bébé-menteur-tricheur-flagorneur » était né, et le Père Noël renonça définitivement à apporter des jouets le 25 décembre. Les péchés s'accumulèrent alors dangereusement au fil des ans, plus personne ne les vidant au jour de Noël !
La suite, vous la connaissez, non ?
Goldorak qui appuya sur le bouton rouge pendant que le Père Noël défroqué se saoulait la gueule en enfer avec Lucifer.
Décidemment, quand il n'y a plus de Père Noël, il n'y a plus rien.
Plus rien du tout !

Bernard n'est pas le Père Noël... même si Sophie est une fée qui a croisé son chemin, il y a quelques siècles. La Belle et la Bête de la culture cannoise !

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Chérie, et si on faisait l'amour ?

Publié le par Bernard Oheix

Bon, un peu de sexe, après tout, cela ne fait pas de mal ! Et puis, les horreurs de la guerre, les cris de douleur, la famine... Y en a marre ! Un peu de tendresse enfin, de la douceur et de la volupté... L'histoire se passe entre un homme et une femme... et si l'on ne donne pas la date de cette soirée d'amoureux, hélas, elle ne devrait pas tarder cette copulation programmée, ce sexe de cadres dynamiques à qui rien ne résiste.

Bon, rassurez-vous, cette romance n'est que presque vraie !



-Tu es si belle, un ange dans ma vie, et si on faisait l'amour ce soir !
Elle a souri et ses joues prirent une belle couleur rose tendre. Les flammes des bougies auréolaient son visage fin, ses yeux en amande qui m'avaient toujours fasciné, son sourire dévoilant des dents blanches parfaites, des lèvres carminées pulpeuses soulignées par une intervention discrète au silicone lui donnant une bouche sensuelle qui appelait le sexe. Une cascade de cheveux cendrés frémissait à chaque mouvement de sa tête. Elle possédait le port altier d'une reine que j'avais épousée il y a plus de six ans et qui résistait à l'usure du temps en continuant à me ravir.
Sa dernière intervention au botox était vraiment une réussite, sa peau était lisse comme un fruit frais mûri au soleil. Elle ressemblait à une jeune fille pure comme de l'eau de roche malgré ses trente-deux ans, et je discernais sous son chemisier de soie une poitrine ferme et orgueilleuse que les implants mammaires maintenaient en équilibre et dont les tétons durcis laissaient une trace pointant sous le tissu vert pomme. Elle était symphonie de couleurs, oeuvre d'art, ma femme pour l'éternité.
Nos amis s'étonnaient de la longévité de notre couple, le cap des sept années bientôt atteint, cette ligne qui paraissait infranchissable à tant de nos relations allait devenir notre horizon, un objectif bien tangible de notre vie commune qu'aucun nuage menaçant ne semblait pouvoir mettre en péril. Il faut dire que nous ne lésinions pas sur les moyens nécessaires pour contrer la monotonie d'une relation de couple et sur les ingrédients indispensables à l'harmonie de notre foyer malgré les aléas du quotidien et les tracas de la vie professionnelle.

Ma fonction de directeur commercial dans une société de congrès particulièrement connue dont je tairai le nom pour d'évidentes raisons, impliquait un investissement total de ma personne. Des journées de dix à douze heures, des voyages incessants autour de la planète, des relations à faire fructifier pour maintenir l'activité de mon secteur dans un contexte de concurrence mondiale, la lutte permanente pour m'accrocher à mon poste et continuer à percevoir un salaire confortable, me mobilisaient et occupaient une grande partie de mon temps et de mon énergie. Il faut dire que le culte de la performance, la rentabilité poste pour poste et les objectifs toujours plus ambitieux de ma direction générale ne me laissaient aucune alternative, ma réussite était à ce prix.
Je voyais arriver des jeunes de moins de 30 ans bardés de diplômes, prêts à toutes les concessions pour obtenir ma place, se proposant à la moitié de mon salaire, mais à trente-neuf ans, je n'étais pas encore totalement fini et j'escomptais bien résister encore quelques années avant de me faire éjecter comme un outil usagé d'avoir trop servi. Les jeunes avaient de grandes gueules, une propension à tout connaître avec leur tête trop pleine d'un savoir scolaire, ils étaient formatés pour devenir ces « winners » de l'entreprise mais moi j'avais l'expérience et un carnet d'adresses, j'étais rompu à toutes les arcanes du monde souterrain qui structurait l'entreprise. Ils n'auraient pas facilement ma peau, il allait falloir qu'ils s'emploient encore beaucoup pour conquérir mon bureau et s'installer dans mon fauteuil.
Mon épouse était analyste financière dans un cabinet d'audit spécialisé dans les entreprises événementielles. Elle avait débarqué, pétillante de jeunesse pour réaliser une étude sur mes coûts de production et accordé un satisfecit à ma gestion en même temps que son coeur et le droit de partager sa vie. C'était une carnassière et je l'aimais pour son aptitude à mordre dans la vie. Le coup de foudre avait été mutuel, deux esprits forts s'attirant pour régner sur un champ d'espoir, la certitude de construire ensemble les bases d'un couple solide que rien n'altérerait.
Elle avait énormément de travail, se déplaçait sans arrêt et nos agendas respectifs ne nous autorisaient que trop rarement un dîner en amoureux dans un restaurant de luxe comme ce soir. J'étais décidé à la séduire et persuadé que nous finirions cette soirée dans les bras l'un de l'autre, j'avais vraiment une grosse envie de sexe. J'étais son mari.

Elle a semblé jouer avec l'idée, retardant avec coquetterie sa réponse, affectant une pose langoureuse qui était déjà en soi une réponse.
-Pourquoi pas, il me semble qu'il y a une éternité que nous n'avons pas fait l'amour ! C'était quand la dernière fois ?
-A Pâques, pendant notre week-end à Venise. Rappelle-toi, le Pont des Soupirs, la promenade en gondole, et la suite au Danieli, cette nuit extraordinaire, tu as joui trois fois, cela ne t'était jamais arrivé.
-Gros bêta, bien sûr que je m'en souviens, de tels orgasmes ne sont pas si fréquents qu'on puisse les oublier, il faut dire que l'on avait fait ce qu'il fallait !
-Pour cela, c'est certain ! La tronche du pharmacien quand tu lui as commandé deux boîtes de Micromégax et que tu les as avalées avec la bouteille de cognac en lui disant que tu avais une urgence !
Nous avons ri et elle m'a saisi la main, me caressant avec le pouce les veines apparentes qui couraient sous ma peau et remontaient vers le poignet. Il y avait une telle connivence et communion d'esprit entre nous que je comprenais pourquoi notre couple s'ancrait si profondément dans notre vie de tous les jours. Je l'aimais comme ma déesse du soleil et elle bornait mes rêves de sa sensualité.
-Attends, il nous reste le dessert, si je prends mon Viagrus tout de suite, je serai prêt dès que nous arriverons à la maison.
-Tu n'as pas intérêt à me faire attendre, sinon je fais descendre le voisin !
-Pas lui, tu sais bien que je ne le supporte pas avec ses airs de sainte nitouche, son affectation de gay branché pour mieux séduire les bourgeoises, je ne peux pas le piffer, un marginal qui vit des largesses de la société.
-Mon petit mari jaloux ! 

Je lui ai parlé de mon travail et des résultats inespérés de la convention des Harley Davidson que j'avais convaincue de venir s'installer pour trois années dans mon Palais des Congrès et du bonus que j'en retirais, une prime confortable que j'avais transformée en actions immédiatement. Mon portefeuille était au beau fixe et s'enflait d'une manière intéressante. J'espérais dans quelques années pouvoir me retirer de cette course harassante avant d'être chassé de mon poste, mon statut de vieux cadre onéreux obérant mon avenir. Puis nous avons dégusté notre flan au miel et aux fruits de la passion, un dessert qui venait à point nommé alors que les effets du Viagrus commençaient, à ma grande surprise, à se faire déjà sentir. Je suis sorti du restaurant en tenant ma serviette devant moi tant je bandais ce qui fit beaucoup rire ma compagne et l'émoustilla jusqu'à me caresser dans mon coupé jaguar. Elle avait ouvert ma braguette et son ongle glissait sur mon pénis pendant que je conduisais à toute vitesse vers notre havre de paix et d'amour.

J'avais une envie incroyable de baiser et pas seulement à cause de ses caresses. Je me suis précipité dans la maison en hurlant qu'elle se dépêche, que j'avais le feu à la bite et que l'incandescence me guettait, qu'elle seule pouvait calmer ma douleur.
-Je règle le lit sur passion et grandiloquence ?
-Non, tendresse et félicité.
Elle a fait glisser le curseur sur le niveau 4. C'était une soirée trop intime pour les exploits, j'avais vraiment un désir de tendresse et notre accouplement se devait de refléter notre attachement mutuel. Elle aurait, en y repensant, peut-être préféré une soirée plus sauvage mais elle se plia à ma volonté et se rendit dans la salle de bain pour ses ablutions.
Quand elle revint, j'étais allongé nu sur le lit qui vibrait et s'adaptait au biorythme de notre passion. J'avais enfilé le condom à la machine d'asepsie et mon dard flamboyait, parfumé à l'orange, luisant de lubrifiant, se dressant vers le plafond constellé d'étoiles brillantes qui nimbaient la pièce d'une clarté langoureuse. Dans l'encadrement de la porte, elle est apparue nue comme au premier jour, ses hanches pleines de vie comme une anse dans laquelle j'aspirais à mouiller. Son contraceptif anti-VIH débordait largement de son sexe épilé lui faisant une corolle dentelée irisée dont le centre m'appelait en palpitant.
Elle m'a rejointe et avant de se pénétrer sur mon sexe, a avalé deux cachets de Micromégax, la pilule de l'orgasme que les Japonais avaient conçue pour assurer aux femmes de se guider jusqu'à l'extase. Elle a rampé sur les draps et s'est embrochée sur moi pendant que le lit s'ouvrait en entamant son cycle de vibrations spécialement étudiées par les Norvégiens après de longues études sur la dynamique des accouplements et les phases nécessaires à l'accomplissement d'une sexualité libérée.
Une musique ad-hoc créée pour endormir les sens périphériques s'échappait des baffles incorporés dans les montants du lit. Nous étions heureux, enfin réunis, si seuls dans les mystères de l'amour et nous chevauchions de concert vers la jouissance ultime comme si l'homme et la femme ne pouvaient se rejoindre que dans la galaxie de l'indicible. Au bout de deux heures, le vibrateur m'a annoncé que je pouvais me libérer et j'ai joui en de longs spasmes pendant qu'un double orgasme l'embrasait, la laissant pantelante, essoufflée, rassasiée de bonheur. Quelques gouttes de sueur perlaient à son front et je l'ai essuyée tendrement.
-Mon amour, si tu savais combien je t'aime.
-Mon grand fou ! On aurait peut-être dû programmer passion dévorante, j'ai encore un peu faim.

Je n'ai pas hésité une seconde. J'ai jailli de notre couche comme un diable sort de sa boîte et j'ai couru vers ma salle de bains. J'ai avalé la potion régénérant express, ingurgité une double dose de Viagrus, réglé le lit sur le niveau maximum d'intensité pendant qu'elle se resservait une tablette de Micromégax et après 16 minutes nous nous sommes jetés dans les bras l'un de l'autre pour entamer une ultime danse née au fond des âges primaires, quand l'homme était une bête et possédait la femme comme un animal. Nous avons remonté le temps et je l'ai mordue, frappée, m'enfonçant en elle à coups de piston violents, sans aucune retenue, libérant ces forces sauvages issues des nuits lointaines où le soufre brûlait, jusqu'à attendre l'instant fatidique du minuteur qui m'autoriserait l'éjaculation. J'étais bien et quand mon jet vint ricocher contre la pellicule plastifiée de mon condom et glisser sur la membrane gelée de son intérieur, j'ai compris que nous nous aimerions toujours et que la vie se partageait à deux.

Le souffle court, j'ai plongé mes yeux dans les siens. Elle avait un regard indolent, repu des fastes de notre passion.
-Je sais ce qu'est l'amour depuis que je te connais. Tu m'as ouvert les portes de l'infini et je rends grâce au ciel de t'avoir rencontrée. Puissions-nous vivre ainsi jusqu'à la fin du monde et finir dans les bras l'un de l'autre ce que l'humanité a entamé avec la naissance de l'homme primitif.

Elle n'a rien dit, juste un sourire et a fermé les yeux. Je l'ai regardée s'endormir et j'ai su, à ce moment précis, qu'aucun homme n'a jamais aimé une femme comme j'aime celle qui se love à mes côtés, qu'aucun amour n'est aussi puissant que ce fil qui me relie irrémédiablement à toi pour l'éternité.
J'avais hâte d'être à Noël, encore quelques trois mois à attendre pour que nos agendas coïncident, un petit voyage aux Baléares que j'avais concocté nous permettrait certainement de nous retrouver physiquement et de refaire l'amour. Je m'en délectais d'avance.

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La femme qui écoute

Publié le par Bernard Oheix

Parfois, l'émotion est un bien étrange vecteur vers une jungle inconnue où l'on se révèle dans sa crudité... c'est peut-être la leçon qu'il faut retenir de ce retour vers l'infini de son passé. Et puis, derrière les mots, imaginez cette femme qui écoute, pensez seulement à ce qui se passe dans sa tête ! 

Mais on ne peut se mettre à la place des autres, tout au plus tenter de les comprendre, et même cela, c'est sans aucun doute trop demander !

 

        La recherche avait été ardue. Plus de 30 ans déjà. Elle était assise sage et intimidée, le dos bien droit sur la banquette rouge. Je percevais sous ses airs détachés la tension qui l’habitait. Je la connaissais trop pour ne pas imaginer son cœur battant, la sueur sous sa paume qui étreignait un verre de menthe à l’eau, ses yeux qui évitaient de plonger dans les miens. Il suffisait que je tourne la tête pour sentir son regard détailler mon profil et scruter les atteintes de l’âge. 30 ans déjà ! Avais-je changé ? Je connaissais les rides qui cernent mes yeux, les tâches sur l’épiderme qui naissent au fil du temps, je percevais le poids qui oppresse chaque organe d’avoir vécu des heures de trop, à rêver inutilement. On ne discernait rien encore de ce qui se tramait en moi. Il y avait tout cela. Il y avait aussi cette interrogation, pourquoi ce coup de fil, pourquoi 30 ans après chercher à la revoir ? Dans quel but ?

Je surgissais d’un néant où je m’étais enlisé et je tirais la chaise devant elle pour m’asseoir comme si nous nous étions séparés pour un long week-end avant ces retrouvailles. J’hésitai au moment de poser mes fesses. En équilibre, j’ai gauchement avancé mes lèvres et posé un baiser sur sa joue. Etait-il possible d’être devenus des inconnus après ce que nous avions partagé ? J’ai perçu son souffle, fleuré son haleine, elle me parlait encore de ses mots d’amour que l’on échange dans la nuit, quand tout s’arrête et qu’il ne reste que le silence des amants, l’étreinte des émotions. Elle m’avait confié des secrets cette bouche, elle avait embrassé mes lèvres et glissé sa langue en cherchant un impossible avenir. Elle était univers, destinée, centre du monde et nous ne savions pas alors que le futur n’existait pas pour nous.

Elle s’appelait Inès, fille de réfugiés espagnols, l’aura de la révolution dans ses yeux à la pupille si noire quelle me faisait penser à un puit sans fin où l’on pouvait se perdre. Je m’y suis perdu. Elle avait la beauté de la jeunesse, j’étais moi-même si jeune alors et je ne savais pas grand-chose de la vie des autres, même de la mienne d’ailleurs. Nous nous étions rencontrés sur une plage du Trayas dans le Var. Elle sortait de  la mer, ruisselante d’une eau qui gouttait et suivait les courbes de son corps. Je pensais que les rêves étaient faits pour fuir la réalité et nous enfermer dans nos peurs. Avec elle, j’ai osé. Je l’ai rejointe sous la douche, nous avons ôté sans pudeurs nos maillots et je lui ai fait l’amour. Je me sentais si sûr de moi que je l’ai ouverte à mon horizon. Elle m’a accueilli comme la chose la plus naturelle du monde et nous avons joui de cette jouissance qui fusionne à jamais deux inconnus, qui laisse pour l’éternité une trace dans les corps, une mémoire dans les émotions. Nous étions faits pour nous aimer, rien ne pouvait entraver cet appel de la nuit des temps.

 

 -Je suis heureux de ta présence. Tu dois te demander comment je t’ai retrouvée. C’est simple, depuis des années je voulais te revoir, j’ai cherché sur Internet, il n’y a pas tant de Inès Ramirez qui habitent dans la région parisienne. Une grosse poignée, il m’a suffit de passer des coups de fil en posant quelques questions, c’est ainsi que je suis tombé sur toi. Tu n’as pas changé ton nom de jeune fille et j’ai eu de la chance que ce ne soit pas ton mari qui décroche ce jour-là. Aujourd’hui, tu es en face de moi. Cela fait 33 ans, 4 mois et 19 jours que j’attends ce moment. Je te fais grâce des heures. Tu dois aussi te demander pourquoi je t’ai donné ce rendez-vous, quelle raison me pousse à t’inviter à boire un pot dans ce café précisément, après tant d’années pendant lesquelles j’ai disparu de ta vie. Je vais te le dire, mais avant, laisse-moi te regarder. Tu es si belle, je ne t’ai pas rêvée, tu es bien là. Merci.

Je suis venu te dire certaines vérités que j’ai oubliées de te confier quand il aurait fallu l’oser. Je sais que c’est trop tard mais elles n’ont pas de frontières, elles ignorent le temps qui passe, les aléas du quotidien et les rythmes de nos existences désordonnées. Nous sommes des galets roulés par la mer, je me devais de revenir vers toi pour t’offrir un dernier cadeau, celui que je n’ai pas su te confier au moment opportun.     

 

               Nous nous étions promis de ne pas nous perdre, de garder ce trésor que nous avions partagé, intact, que les siècles à venir ne pourraient effacer ce désir partagé, j’étais naïf. La vie n’est pas cette partition parfaite que nous imaginons écrire, elle nous échappe en permanence, ne laisse que des vides béants derrière nous,  un sillage comme un corolle funéraire de toutes nos lâchetés, de nos errements.

Pour elle, j’avais tout quitté, enfin le peu que je possédais. J’étais si romantique. Quitter ma région, ma famille, adopter la capitale en empruntant les pas de l’aimée m’apparaissaient du plus grand héroïsme. Ma licence d’histoire en poche, la rentrée si loin, la fièvre si près, ce bouillonnement qui m’embrasait et me poussait à envahir son existence, son désir si proche du mien qu’il se confondait dans nos élans. Ces bras m’enserraient et m’attiraient toujours plus profondément en elle. Nous avions la passion des amants, cette innocence si blessante qu’il faut solder un jour en blessures et en larmes.

Elle était secrétaire de direction dans une entreprise de quincaillerie, percevait un salaire conséquent et dès notre arrivée sur Paris, emménagea dans un petit studio du 13ème arrondissement qui devait consacrer notre amour. Elle se donna à moi avec cette profondeur que seules les femmes savent offrir, cette capacité de s’oublier pour celui qu’elles adoptent et aiment sans détours. Je sais que tu m’as offert la pureté de ton âme, la sincérité de ton amour, le don de ta personne sans aucune réserve. J’ai cru que je te rendais la pareille et que dans mes mots passionnés, tu trouvais ton comptant, que je soldais notre addition en plongeant mes yeux dans ton regard, j’étais bien loin de la vérité.

 

                -Te souviens-tu de ces pas que j’avais collés au plafond, ces autocollants rouges qui traçaient une voie impensable dans le salon où nous dormions. Ils dessinaient un chemin de traverse que nous ne pouvions emprunter que les yeux perdus dans les cieux. Je posais ma main sur ton sein, la pénombre régnait et les gommes phosphorescentes nous guidaient vers une terre qui n’appartenait qu’à nous, un refuge dont nous étions les seuls occupants dans un monde d’étoiles. Je n’ai pas su conserver mes illusions, je niais la peur qui m’étreignait en te serrant dans mes bras. Je n’ai pas menti, juste refusé de voir la réalité. Une fuite en avant, toujours plus vite, toujours plus incapable de démêler l’écheveau de fils qui m’étouffait petit à petit. J’ai persisté, et surenchéri en reculant encore les frontières de mes doutes, les liant désespérément à tes espoirs. Nous ne pouvions nous contenter de notre existence, il fallait désormais inventer notre vie, une autre vie.  

               Nous avons vécu le quotidien des amants hors du temps. J’ai trouvé un travail dans un magasin qui vendait des téléviseurs et des disques. Je m’occupais de réassortir les rayons, recevant des clients pressés, tous investis d’une frénésie de consommation dans cette fin des années soixante qui nous avait placé au centre du monde. Nous étions l’avenir, nous avions tant à faire. Pour la première fois de ma vie j’étais libre, j’avais de l’argent, une femme si belle qui m’attendait et Paris s’offrait à nous. Chaque soir, nous écumions les cinémas, les salles de concerts, les théâtres. L’histoire du soldat avec Jean Babilée, Johnny Hallyday, Hair, les séances du studio de la Huchette, la nuit des morts vivants de G-A Roméro, à minuit dans une messe horrifique où le public se déchaînait et où nous feignions l’angoisse pour mieux nous enlacer.

 

Et entre ces sorties et le réveil du matin, l’amour sous toutes ses formes que tu m’as appris en déclinant les positions du Kama-Sutra du petit livre rouge dérobé chez Maspero, cette fusion totale de deux sexes qui vont vers le plaisir avec une intensité gommant le temps et l’espace. Nous en avons vécu des morts blanches à percevoir la terre s’ouvrir sous nos pieds, à fondre dans les soubresauts de nos désirs assouvis.

 

               -Je n’ai pas su t’aimer et je m’en excuse. Que c’est-il passé exactement ? Je connais désormais le prix de tes larmes, elles me hantent depuis tant d’années et n’ont rien perdu de leur goût salé. Elles sont mon remord et je te les restitue en présent, en gage de tout l’amour que tu m’as offert et que je n’ai pas su te rendre. Tu espérais une vie nouvelle et j’étais celui qui devait t’emporter et t’ouvrir au monde. Je me souviens de cette fuite en revenant de l’Angleterre, au moment précis où nous devions nous affranchir de nos liens et tout quitter. Je te faisais miroiter un monde d’aventures, des escales exotiques, l’Amérique du Sud, notre première étape, le sac au dos et l’espoir au cœur. Je t’aimais sincèrement, tu as pu en douter, j’en conviens, mais si je t’affirme aujourd’hui que j’ai souffert de ma peur du vide, cela te consolera-t-il pour autant ?

 

 

 

J’étais sur le quai de la gare, nous revenions de Bournemouth où nous logions dans un bungalow au bord de la mer. J’avais encore le goût du sel de ta peau, l’odeur de notre dernière étreinte, l’image de ta nudité si pleine au matin de notre ultime lever. Tu ne savais pas encore que j’allais disparaître plus de trente ans de ta vie. Comme dans les films, nous nous sommes enlacés, je t’ai serrée dans mes bras, j’ai comprimé ta poitrine contre la mienne pour conjurer tes larmes, je ne voulais pas te voir pleurer. J’avais déjà obscurément mauvaise conscience même si je ne m’étais pas encore décidé à ne plus revenir. Une ombre rodait, cela je le savais. Ou bien, je n’osais formuler ce que mon cœur avait déjà décidé, niant ce retour incongru que d’obscures raisons me faisaient provoquer. Il s’agissait de mettre de l’ordre, de préparer notre voyage vers l’impossible ailleurs, de régulariser mon statut d’étudiant, d’embrasser mes parents dont je ne te parlais jamais, toi qui m’avais caché aux tiens.

               Jusqu’à quel point t’ai-je trompée ?  Tu avais une capacité de don d’amour, j’avais celle de puiser dans ces réserves qui me semblaient inépuisables. Nous étions faits pour ne pas nous comprendre, pour fuir la réalité en un chemin inverse, deux opposés se neutralisant par aveuglement. Celui de l’amour inextricablement confondu avec la peur du vide, celui du transport exalté avec la crainte d’un futur incertain. La violence des sentiments par l’angoisse, un couple bancal uni par une passion fragile. Nous ne pouvions perdurer, même durer, juste être au bord d’un précipice, le vertige  en écho. Cela ne fait pas une vie, un passage tout au plus entre l’âge du possible et celui des certitudes.

 

Dans le train de nuit, le roulement des boggies rythmait une langueur étouffante. On peut se persuader de nos erreurs et s’entêter devant l’inéluctable. C’est ce que j’ai fait. Je me suis enfoncé dans la nuit sans retour et tu t’es accrochée à l’espoir jusqu’à ce qu’il meure en te laissant si seule devant les décombres d’une passion trop grande. Moi, j’étais ailleurs, toujours aussi perdu, toujours avec cette faculté de nier la réalité pour me pardonner mes faiblesses.

Je ne savais pas ce que tu étais devenue. Celui que j’avais chassé de ta vie avait-il recollé les morceaux de ton cœur en t’offrant un abri pour les longues nuits d’hiver ? Pensais-tu parfois au coin d’une rue, sur le quai du métro Glacière, dans le hall d’un cinéma qui avait accueilli notre amour, à cet homme qui t’avait dérobé une partie de tes rêves ? Comment bâtir sur du sable ? Comment arrêter la fuite des jours ?

J’ai laissé le temps prendre sa mesure, refait ma vie, gagnant suffisamment d’argent pour voyager le plus loin possible, découvrir cet ailleurs que je t’avais entrouvert mais dont j’avais refermé la porte sur tes illusions. J’ai vieilli. A bientôt soixante ans, je ne dirai pas ce qui ronge mon cœur, ni la bête qui s’est installée dans mes entrailles. Il est trop tard pour la pitié, j’en ai eu si peu à t’offrir.

 

               -Je suis venu te demander pardon pour les fautes commises. Pour le temps passé et pour t’avoir dérobé l’espoir. On peut vivre sans lui, j’ai appris cela au fil du temps. Qu’aurions-nous créé ensemble ? Nul ne peut répondre à cette interrogation. C’est ainsi, j’ai fait mes choix, j’ai parcouru mon chemin sans t’avoir à mes côtés, je ne sais toujours pas qui a été le plus meurtri de cette absence,  toi qui m’aimait ou moi qui n’est pas su t’aimer. Je ne cherche rien, on ne peut rattraper le temps perdu. Je ne regrette que le prix de ta souffrance mais ce serait présomptueux d’imaginer que ta vie dépendait de la mienne. Je suis responsable et coupable. Qu’est-ce que cela change ? Tu as enterré tes rêves, j’ai enseveli mes doutes et la vie a continué. J’espère que ton bonheur a gommé mes cicatrices. Je voulais juste te remercier de m’avoir aimé et te dire au  revoir, adieu.

                Je me suis levé. Je la dominais de ma tête et j’ai discerné une pellicule humide dans ses yeux si profonds. J’ai posé ma main sur son épaule, l’empêchant de bouger. J’ai serré mes doigts en un contact impossible et j’ai tourné la tête avant de tourner les talons. Je commençais à mettre de l’ordre dans mon passé, il était temps.

 

 

                Dans l’avion qui glissait entre les nuages cotonneux laissant apercevoir les crêtes découpées des Alpes et les traînées de neige qui s’accrochaient, j’ai posé ma tête sur l’accoudoir et j’ai fermé les yeux. Je me suis assoupi, entre songe et réalité, le cœur battant. Je n’ai pas pu résister. J’ai extirpé de mon sac le calepin noir à la couverture de cuir. Je l’ai ouvert au signet rouge qui dépassait.

Il y avait une liste de vingt noms de femmes. Inès était la 8ème. Je l’ai soulignée d’un gros trait rouge et suis allé directement à sa fiche. J’ai inscrit le jour et l’heure de notre rendez-vous, une description de son physique, 30 ans après. Puis, j’ai noté de lui envoyer un mail le 27 avril, une lettre le 18 mai et j’ai coché la 2ème semaine de juin pour un week-end à Deauville. Elle accepterait, j’en étais persuadé. Il suffisait de faire durer le plaisir des retrouvailles et l’attente est un moteur délicieux pour ceux qui ont des certitudes. J’avais aussi pas mal de rendez-vous déjà calés et d’autres noms à contacter. La vie était vraiment belle, elle m’avait si bien écouté et ses larmes faisaient resplendir la lumière du jour. Elle aussi, je l’avais vraiment aimée.

 

                                                                                                               A Carmen R...dans un univers parrallèlle !

 

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Un après-midi d'automne.

Publié le par Bernard Oheix

Si j'ai pu vous paraître un "peu" excessif dans la nouvelle La peur du vide, qui se terminait quand même sur le constat amer d'une permanence de l'horreur, les mercredis se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Aujourd'hui, il s'agit de se laisser aller sur les pas de ces deux personnages émouvants qui cherchent ce qui nous anime tous : un zeste de bonheur dans une vie pleine d'embûches, le lot quotidien de tous ceux qui s'engagent et savent que le soleil se lève aussi à l'Est.

Voilà, avec mes voeux de douceur et de tendresse. Profitez-en, c'est gratuit aujourd'hui pour ceux  et celles qui ont l'âme pure, et vous en êtes, j'en suis persuadé.

                                                    A Thérèse, si loin de la haine et de la violence



Il avait sonné et attendait devant la porte, le cœur battant la chamade et l’énorme bouquet de roses qu’il étreignait dégageait un parfum entêtant qui l’enivrait. C’était si inattendu, si beau qu’il ne pouvait le croire. Elle lui avait dit :
-Ce sera de jour, avec le soleil qui rentre par la fenêtre, je veux que tu me regardes comme je suis, je veux être réelle pour toi.
Il avait acquiescé, mais au fond de lui, l’angoisse le minait, tant de questions se bousculaient et encombraient son esprit. Il avait peur, il percevait cette passion qui les embrasait, les obligeant à se découvrir, à sortir de l’abri qu’ils avaient érigé autour d’eux, rempart si rassurant contre le monde et ses blessures. Il fallait se remettre à nu et il se demandait s’il en était encore capable, s’il saurait tout dévoiler et redevenir l’enfant qu’il avait toujours voulu rester.
Elle ouvrit la porte avec solennité et le fit pénétrer dans l’appartement. Une immense baie donnait sur le port de Rapallo et le soleil de cet été indien se déversait dans la pièce. Il lui tendit les fleurs sans un mot et elle rosit, un « merci » s’échappa de ses lèvres soulignées de carmin. Elle se dirigea vers le coin cuisine et commença à remplir un pot et à les disposer en les écartant afin de dessiner une corolle où les couleurs jetaient des notes de gaieté.
Il se dirigea vers le balcon et s’accouda à la rambarde. L’écrin du golfe nappé du bleu d’une mer translucide mettait en valeur les ruelles agrippées aux versants du cap, les maisons pimpantes semblaient suspendues dans le vide, des touffes d’arbres déployaient leurs branches, définissant des zones d’ombres où l’on discernait des silhouettes assises sur les bancs des jardins publics. La beauté de cette cité hors du temps coupait le souffle. Les bateaux ancrés dans le port se balançaient sous l’effet d’une petite houle qui venait du large et se glissait dans l’échancrure de la baie, la brise faisait chanter les haubans des voiliers et l’odeur de sel marin se mêlait aux effluves des genêts et de la végétation méditerranéenne qui embaumait l’air. Quelques cris d’enfants et des paroles surgies du néant dans un italien chantant rompaient la quiétude de ce village marin préservé des atteintes du temps.
Il comprenait pourquoi elle résidait pendant quelques mois dans ce port chaque année, c’était un coin de paradis dans lequel il avait échoué par hasard, ce hasard qui lui avait permis de croiser son chemin, qui l’autorisait à rêver et à croire à sa fortune : elle était si belle qu’il en avait mal au cœur d’évoquer son visage, les courbes de son corps, l’inflexion de sa voix légèrement rauque comme il les aimait, une voix au timbre assourdi qui lui faisait courir des frissons le long du dos. Il se tourna, elle se tenait debout, le vase dans les mains, si gauche et empruntée qu’il s’émut et que son cœur s’emballa.

Il avait choisi Rapallo sur un coup de dés, un zapping sur Internet et une proposition de tarif acceptable, une pension de famille à 80 € avec vue sur la mer et voyage organisé. L’Italie symbolisait tant de bonheur pour lui, des moments partagés avec des femmes si jeunes dans les années de plomb, et par la suite Anne-Lyse l’amoureuse de Venise, leur longue balade sur les canaux dans une gondole de cinéma, la voix puissante du Vénitien qui maniait sa perche en chantant des airs d’opéras pendant que l’embarcation s’immisçait dans le trafic des bateaux en tout genre qui sillonnaient les venelles de la cité des doges. Il se remémorait l’Etna qu’il lui avait fait découvrir une nuit d’éruption…c’était si proche et si lointain. Il se souvenait encore de son émoi quand la lave avait jailli pour se déverser sur les contreforts pentus, de la terre qui tremblait, du soufre qui montait en volutes des cicatrices béantes du sol, de cette ferveur qui les avait gagnés et de leur disparition du refuge des philosophes. Ils s’étaient isolés et avaient fait l’amour sauvagement le nez dans les étoiles, dans la frénésie et le fracas d’un monde qui se révoltait et les entraînait dans une farandole exaltée. C’était si bon de croire et d’aimer à la folie.

Il n’avait jamais mis les pieds à Rapallo, il se rappelait vaguement d’un traité signé dans la ville, des cours d’histoire évanouis dans une mémoire surchargée, du charme supposé de cette station balnéaire. La veille, après avoir défait ses valises, il était descendu sur le vieux port pour contempler les bateaux. Il était si seul et, plus grave, persuadé que sa vie avait été irrémédiablement rompue par le décès d’Anne-Lyse, juste des morceaux épars que rien ne pouvait assembler, un puzzle de sentiments plongés dans les racines du temps, l’avenir si sombre de voir sa source tarie. Anne-Lyse l’aimée, celle qui avait su lui donner la force de vie, celle sur laquelle il s’appuyait pour exister et le comblait aussi sûrement qu’une moitié indispensable à l’équilibre. Comment marcher sur une jambe, saisir l’instant avec un seul bras, dévorer le présent ? Pour qui ? Depuis deux longues années, il portait ce deuil comme un fardeau, inconsolable.
Tout à ses pensées, il s’était installé sur la terrasse du Bar de la Marine, avait commandé un campari en regardant le spectacle de la foule qui déambulait. A sa droite, dans son champ de vision, une femme sirotait une boisson en contemplant le spectacle animé de la rue. Elle semblait si unique, hors de toute réalité, qu’il en fut troublé, âme sœur en solitude. Elle tourna la tête en sentant peser son regard et esquissa un sourire. Il eut un choc. Ses yeux bleus brillaient, un regard qui portait loin, traversant l’espace et ses lèvres découvraient des dents parfaites. Elle lui rappelait un parfum légèrement suranné, une douceur de madeleine, il eut envie de la connaître. Il osa se lever et lui demanda poliment, emprunté, si elle acceptait de partager sa table et de boire un verre avec lui. C’était comme si elle l’attendait depuis toujours, elle vint s’installer auprès de lui et se présenta avec solennité.
-Bonjour, je m’appelle Yvonne, et vous ?
-Norbert, excusez-moi, je n’ai pas l’habitude d’aborder aussi cavalièrement une personne respectable mais je ne connais personne ici. Je suis heureux que vous partagiez ma table pour un verre de l’amitié.
Il n’y a pas eu de gêne entre eux, pas de round d’observation, quand deux adversaires se jaugent et mesurent leur territoire, bien au contraire. Pourquoi à certains moments de la vie, les évènements décident-ils pour vous, comment expliquer cette étrange alchimie de deux êtres qui se reconnaissent avant même de se découvrir ? C’était ainsi, magique, sans affectation, la parole libérée après tant de silences, deux esprits fusionnant, agrippés l’un à l’autre et qui se donnent sans réserve.
Chacun avait son histoire à narrer, deux vies si dissemblables, deux parcours pour se croiser un soir d’octobre sur un quai de Rapallo, des destinées banales, composées de vies et de morts, de voyages, d’amours, un travail, des anecdotes exhumées, des rêves avortés, tout ce qui rend si banal l’existence pour en faire une trajectoire unique, tout ce qui symbolise l’individu et le rend universel. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas partagé que cela lui semblait irréel, magique. Il était sous le charme de cette femme qui se tenait si droite sur sa chaise, son port altier, sa chevelure soigneusement disposée autour de son visage fin, ses habits de qualité, un corsage turquoise sur une jupe violette, des couleurs gaies comme ce qu’elle lui offrait en un présent capiteux.
Ils mangèrent une salade de fruits de mer, ils avaient choisi ensemble le même plat et dégustèrent un chianti aux saveurs rudes et âpres, une douce ivresse allumant des étincelles dans leurs yeux. Au dessert, il se saisit de sa main et en caressa le revers, suivant les veinules qui striaient la peau. Il adorait cette fermeté, ce tissu si chaud qui l’embrasait. Elle se laissa faire en l’observant, pensive et lui déclara que cette situation l’étonnait, qu’elle se surprenait elle-même et qu’il fallait lui laisser un peu de temps. Cela tombait bien, il n’avait pas envie de se presser. Après le « gelati à l’amarena », il la raccompagna jusque chez elle et l’embrassa sur les lèvres. Elle sentait si bon. Quand il glissa sa langue dans sa bouche, elle l’accompagna en mêlant sa salive à la sienne. Il sentit une vigueur s’emparer de son sexe et elle perçut la bosse de son pantalon. Elle s’appuya langoureusement en laissant échapper un soupir de contentement et son corps se lova contre le sien, épousant ses courbes, s’arrimant à ses hanches, pesant contre son membre raide.
Quand elle se détacha de lui pour le contempler, son souffle court lui caressa le cou.
-Je ne veux pas ce soir. Laisse-moi rêver encore de toi. Viens demain si tu le souhaite. Je t’attendrai à trois heures. La première fois que nous ferons l’amour ce sera de jour, avec le soleil qui rentre par la fenêtre, je veux que tu me regardes comme je suis, je veux être réelle pour toi. Sauras-tu attendre, peux-tu me comprendre ? Il y avait de l’appréhension dans sa voix, une crainte qu’il percevait et l’émouvait.
-Je serai toujours là pour toi, ne t’inquiète pas, ma patience n’aura pas de limites parce que je t’ai au fond de moi. A demain.

Il s’était évanoui dans l’ombre et son cœur battait la chamade, mélodie désaccordée du bonheur, langueur étrange dont les syllabes de son nom qu’il scandait en chantonnant résonnaient en promesse de félicité. Il avait la vie devant lui.


Ils savaient tous deux que l’inéluctable devait survenir. C’était si soudain, si étrange d’imaginer qu’ils allaient recomposer la fresque de l’amour, mêler leurs corps dans une étreinte, mélanger leur suc et monter au ciel. Ils étaient angoissés et cela se sentait à l’ébauche des gestes, aux hésitations des regards, à l’indécision qui marquait la fuite dans laquelle ils s’engageaient.
-Tu es si belle, j’ai pensé à toi toute la nuit, je t’ai lovée contre mon cœur et je me suis endormi en chantant ton corps.
-J’ai si peur.
-Je le sais et moi aussi, mais c’est ainsi, nous devions nous rencontrer, c’était écrit.
-Mais je ne te connais pas, tu es un inconnu, hier encore je ne savais même pas que tu existais. Est-il possible de s’aimer sans se connaître ?
-Je t’offre si peu que cela doit avoir un sens. Il me reste juste le temps de t’aimer. Nos solitudes sont faites pour s’accorder. Donne-moi ta confiance, je ne te trahirai pas, tu le sais parce que parfois les mots sont inutiles. J’ai tant besoin de toi.

Il a osé s’approcher et leurs corps entrèrent en résonance, des liens apparents se tissèrent qui allaient de l’un à l’autre en un flux mystérieux, irriguant leur désir, enflammant leurs sens. Sa main s’est posée sur son épaule et elle manqua défaillir sous la violence du choc. Un gémissement s’échappa bien malgré elle. Il vint cueillir ses lèvres, chastement d’abord, il goûta la senteur de prune de sa bouche, il gardait les yeux ouverts pour ne rien perdre de chaque instant, de chaque mouvement, le soleil les nimbant d’un halo surnaturel, les isolant dans une bulle de tendresse. Son corps vibrait sous l’intensité des émotions qu’elle ressentait. Elle percevait le cheminement des humeurs dans son intimité, ces signes avant-coureurs qu’elle se mettait en phase avec le désir de l’homme. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait plus fait l’amour qu’elle retrouvait instinctivement les hésitations et les peurs d’une jeune fille qui avait connu ces émois, à l’aube de sa vie.
Il tremblait. Sa dernière expérience sexuelle remontait à quelques mois, dans les bras froids et méthodiques d’une prostituée ghanéenne. Elle était petite et noire comme le charbon. Il avait toujours fantasmé sur la peau et l’odeur des africaines et n’avait jamais eu l’occasion de croiser une de ces perles qui hantaient ses nuits de fureur. Elle avait respecté le marché et donné son corps pour 100 €. Il en avait ressenti un plaisir fruste lié à un dégoût de soi-même. Il n’aimait pas l’amour marchand, l’idée même de monnayer le sexe le rebutait quelque peu, salissait ce qui avait toujours représenté pour lui, un moment de grâce et d’absolue perfection. Faire l’amour ne pouvait s’inscrire dans une relation commerciale mais dans un échange total, il était d’une école ancienne où la valeur de l’être ne se mesurait pas à l’aune d’un métal. Il avait malgré tout pris son plaisir rapidement dans une chambre d’hôtel borgne et s’était juré de ne plus recommencer. Depuis, il était persuadé que sa vie sexuelle était morte, définitivement close. Il se trompait, elle était là pour lui rappeler que la vie est magique et l’amour imprévisible.

Il dégrafa son chemisier, bouton après bouton, la peau mordorée, bronzée par le soleil était si douce sous ses doigts. Elle avait un soutien-gorge rouge frangé de dentelles et quand il fit sauter adroitement l’attache de la bretelle, en un geste de pudeur spontanée, elle croisa ses avant-bras sur sa poitrine. Il lui prit les mains et les écarta. Elle eut une tentative de résistance puis s’abandonna. Il la contemplait et son âme bondissait, son sang charriait une tempête de volupté. Il tira sur le zip de sa jupe qui s’écroula en corolle à ses pieds. Elle émergeait comme une déesse surgit de l’onde, son bas-ventre couvert d’un voile qu’il déroula pour la faire apparaître dans cette nudité si crue, si belle, si impitoyable pour leur passion naissante.
Elle ouvrit les yeux et scruta son visage, guettant un signe, craignant sa réaction mais dans son regard elle ne trouva que tendresse, communion, fol espoir d’un présent annonciateur d’une osmose totale. Alors, elle osa. Elle lui retira sa chemise, attaqua la ceinture de son pantalon malhabilement et libéra son sexe. Il n’avait pas besoin de craindre l’impuissance. Il bandait comme un dieu, son sceptre qu’elle caressa de l’ongle vibrait, le tissu chaud irrigué par le sang de la passion. Elle se saisit de ses bourses et les fit rouler doucement dans sa paume, un soupir s’exhala de sa gorge contractée.
Ils étaient nus tous les deux, seuls dans cette chambre isolée du monde et rien ne pouvait entraver l’attirance et le bonheur de cette rencontre fortuite. Ils avaient dépassé le stade de la pudeur et des faux-semblants, et quand il la coucha sur le lit et qu’elle écarta les jambes naturellement pour l’accueillir en elle, ils réinventèrent les gestes si simples de l’amour. Un homme et une femme, leurs sexes imbriqués, fusionnant en un accord parfait. L’orgasme de la femme vint rapidement, une réaction violente du corps de l’aimée, tétanisée par cette vague qui la surprenait. Il continua adroitement à glisser en elle et elle l’accompagna vers son plaisir, attentive à ses réactions, guettant les prémices du ravissement masculin. Elle se sentait si bien dans ses bras, avec ce membre qui comblait un vide et la remplissait d’espoir. Elle pressentit les pulsions montantes dans la verge de son amant et quand son sperme libéré vint la fouetter dans son intimité, elle eut un second orgasme et repartit sur les cimes de l’extase dans une tornade d’émotions qui la fit chavirer.
Leurs souffles s’accordèrent, leurs regards s’accrochèrent avec tant d’affection et ils reposèrent en paix pour un instant d’éternité.


Il avait 78 ans et elle était beaucoup plus jeune que lui, presque une gamine, une jeunette, lui avait-il dit en plaisantant, avec ses 71 ans seulement. Ils s’étaient croisés dans cette ville de rencontre dans la clarté d’un mois d’octobre et venaient de recomposer un alphabet de l’amour. Ils se prouvaient si besoin était que l’espoir n’a pas de frontières et que la solitude n’est pas une fatalité.

Que dire de plus de leur vie qui n’ait déjà été dit ? Quel avenir pour ce couple issu du néant et si proche de la fin ? Ils s’en moquaient éperdument car dans leur rencontre, il y avait l’immortalité et un monde de tendresse que rien ne pourrait effacer, un présent si riche qu’il obérait le futur. Ils allaient cheminer le temps qui leur restait imparti, mais ils savaient désormais qu’ils ne seraient plus seuls et que le fardeau des années passées serait partagé, une épaule pour s’appuyer, une main tendue pour secourir, le silence du vide brisé définitivement.
Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre et voguèrent dans un monde de confiance où la douleur s’estompait. Ils avaient encore tant de choses à accomplir et tant de mots à se dire !
Tout cela parce que l’amour est éternel.

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La peur du vide

Publié le par Bernard Oheix

Vous me voyez arriver avec mes gros sabots. Marre de la tendresse et de l'humour. Un peu de sang pour la route...et pas le dernier rassurez-vous ! L'histoire se passe... et ils ne se marièrent pas, n'eurent pas d'enfants, sinon pour les éventrer, les broyer, les tuer à petit feu. A bon entendeur salut, tant pis pour vos cauchemars, moi, ça va ! J'arrive encore à dormir quand je ne suis pas en train d'écrire des abominations pour vous.

De toutes les façons, vous avez 15 jours pour digérer...






Quand vous êtes chaussé d’une paire de rangers au bout clouté et que vous visez le visage d’une femme allongée en y imprimant toute la force dont vous disposez, un sentiment étrange de volupté s’empare de vous. Peut-être est-ce la conséquence de ses traits déformés par la peur paroxystique, la lueur affolée de ses yeux, le frémissement de sa lèvre inférieure, la bave qui inonde son menton dans l’attente de l’inéluctable, que sais-je encore de cet instant où le temps s’arrête pour que la fureur s’épanouisse. Se situer dans l’œil du cyclone, quand vous êtes cet œil et que vous maîtrisez les règles du jeu, que la réalité se plie à vos désirs les plus inavoués, fige le monde en le concentrant autour de vous. Il y a une forme de plaisir extrême qui se rapproche de l’orgasme, le sentiment d’une toute puissance que les frontières de la civilité ne peuvent endiguer. C’est très différent avec un homme car lui vous renvoie à votre propre virilité, à la certitude que votre tour viendra. Il n’est rien de plus évident que celui qui utilise la violence en subira un jour les foudres, que le sang appelle le sang, les coups se retournent contre leurs auteurs, la mort rôde sans répit autour de ceux qui l’entretiennent et en deviennent les servants attentionnés. C’est ainsi.
J’en ai connu des jouissances dans ce laboratoire vivant d’une Yougoslavie se démembrant au fil des intérêts personnels, des peuples soudés par le pouvoir déliquescent d’un titisme agonisant, ce melting-pot de religions, races et histoires que tout opposait et qui ne tenait que par le fil d’Ariane d’un monstre qui tissait ce traquenard dans lequel l’Europe allait s’embourber. Ils l’ont brisé ce fil et j’en ai largement profité tant on m’offrait ainsi un terrain de jeu grandeur nature où mes instincts pouvaient enfin s’exprimer en toute sérénité.
Je ne vais pas vous faire le coup du jeune abandonné et chercher des excuses dans la misère de mon enfance. Un père en prison pour contestation politique, une sœur prostituée sur les trottoirs de l’Occident, une mère qui tente vaille que vaille de nourrir mes trois frères et moi, l’aîné, toujours dehors à chercher un sens à ce qui me dépassait. Ne craignez rien, je ne demande pas votre indulgence, c’est si peu important pour moi que vous me compreniez, que vous me donniez une absolution qui m’indiffère. Je n’ai pas besoin de votre pardon, je n’ai jamais eu besoin de vous car vous n’existez pas, vous n’avez aucune réalité.
Moi je sais que c’est avec eux que j’ai grandi si vite, trop vite, des armes, des frères, une bande où me réfugier pour ne plus entendre les voix du futur m’angoisser. C’est bon de voler quand on a faim, c’est génial de violer quand on a soif. Ne me faites pas de morale, les droits humains inaliénables, l’être au-dessus des instincts animaux…il me plaît d’être un animal sauvage, de rugir la nuit, de dévorer le plus faible. Etiez-vous présents quand j’avais peur et que j’étais démuni de tout, même de l’indispensable affection, tendresse, amour, que m’avez-vous offert que je n’aie dû conquérir de haute lutte ?
Vous m’avez transformé en prédateur et il faudrait m’amender parce que vous m’imposez une loi que je ne reconnais pas. Je devrais me plier à vos diktats, ces règlements dont vous êtes les auteurs mais qui ne servent que vos affaires, le calme du négoce après la tempête du feu, comme un gigantesque marché que vous échangez après avoir vendu des armes pour entretenir ma colère ! C’est un peu facile, voyez-vous, juste indélicat de penser que vous avez fourbi ma haine et qu’il me faudrait désormais la panser d’un amour que je n’ai jamais connu, qui m’indiffère au-delà de toutes vos certitudes ?
Revenons plutôt à cette femme qui geint à mes pieds, elle halète, transpire et je vois sous sa robe une tache suspecte. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre d’adultes qui se font dessus au moment du pire. C’est impressionnant, pourtant personne n’en parle, comme s’il n’était pas séant de relâcher ses sphincters, que l’histoire d’une femme ou d’un homme ne pouvait se résoudre à une urine expulsée, à des excréments que la peur panique fait jaillir des intestins. Je vous assure que si vous étiez à la place de cette femme, à la vue de ses godillots qui vont vous éclater la gencive, déchausser les dents, fracasser la mâchoire, vous aussi vous n’hésiteriez pas une seconde en perdant votre contrôle et en abandonnant toute espèce d’humanité. Vous auriez peur et feriez dans votre froc, dans votre jupe, comme n’importe lequel des êtres humains qui ont croisé ma route pour le regretter amèrement, ennemis ou amis, cibles ou compagnons. J’en ai tant amené à se liquéfier devant ma force brutale, ce goût absolu de la violence qui me possède. J’aime frapper sans retenue et l’odeur de vos excréments m’excite tout comme cette âcre senteur que la peur exsude de vos pores devant l’inéluctable. J’en bande même avec délectation parfois.
Je lui ai assené le plus formidable coup de pied de mon existence et elle s’est désincarnée, devenant pure abstraction, paradigme de douleurs, poupée démembrée, misérable reste humain sans consistance. Son enveloppe charnelle tel un gant froissé ne provoquait même plus le désir sexuel qui d’habitude concrétise la domination totale du physique sur l’esprit. Quand vous transgressez les frontières de l’horreur, il n’est plus besoin de passeport, d’alibi, pour vous saisir des opportunités les plus extrêmes dans la satisfaction bestiale de vos pulsions. Non, je ne la violerai pas, sa chatte gluante d’urine et son visage explosé ne m’attiraient même pas. Peut-être un autre coup dans sa gueule d’ex-ange qui n’aurait jamais dû se trouver sur mon chemin, ou alors la laisser agonisante sur ce talus sale d’un chemin de campagne qui menait vers l’enclave musulmane d’une Bosnie hypothétique, puzzle fantasmatique de vos contradictions !
Qui était-elle ? 25 ans environ, des vêtements de paysanne, un accent qu’elle n’aurait pas dû afficher la situant dans un camp adverse…sans doute, une sortie pour aller chercher de l’eau ou du ravitaillement pour des bouches à nourrir qui allaient regretter son empressement à subvenir à leurs besoins. Serait-elle pleurée, honorerait-on sa mémoire au milieu des milliers et des milliers de victimes infortunées qui jonchaient les paysages bucoliques de cette verte contrée ? Peut-être avait-elle été belle et désirable ! Sans doute avait-elle rêvé d’un destin hors du commun : la paix, une famille nombreuse, un métier, des amis, quelques aventures, un quotidien que je venais de lui ôter car il ne faisait nul doute qu’elle ne survivrait pas longtemps à la pluie de coups que je venais d’abattre sur son corps gracile.
Ne nous illusionnons pas, je ne suis pas un Dieu portant la justice céleste et déterminant qui, de mes ouailles, doit subir le châtiment ultime, ce n’est pas moi qui choisis à la lumière divine des fautes de chacun l’aune de leur espérance de vie. Je ne suis qu’un bras qui s’abat sans calcul sur tout ce qui bouge, ce qui gravite à ma portée, c’est le rôle que l’on m’a attribué et je m’acquitte de ma tâche avec une grande conscience professionnelle, un souci du détail et la volonté de rendre mon hommage à la terreur comme une symphonie grandiose attestant une ode inhumaine que je compose au jour le jour. Je suis dans un camp, j’ai des chefs, des équipiers parfois, mais je reste le plus souvent un électron libre que son parcours mène sur les sentiers escarpés de l’horreur, à travers les aléas de rencontres impromptues.


Quand j’étais sniper sur la ligne de démarcation de Sarajevo, mon fusil à lunettes avait la capacité de choisir lui-même ses victimes, presque indépendamment de ma détermination à tirer sur tout ce qui bougeait. Je mirais dans la focale grossissante les silhouettes des passants qui s’aventuraient, un cabas dans les mains, longeant les murs en tentant de s’abriter. Je les suivais avec délectation jusqu’à sentir mon doigt, bien malgré moi, se concentrer sur l’éperon de métal qui me permettait de les envoyer ad patres, auprès de tant de mes autres victimes. Combien, calés au centre de ma cible, ont survécu du simple fait que mon appendice n’ait pas pressé la détente, combien sont des miraculés, des rescapés sans le savoir de ma fureur aveugle ? Je me souviens d’un petit vieux qui sortait toujours à la même heure, sa chemise rouge sale comme un appel à l’exécuter, son regard angoissé m’avait amusé et je l’ai laissé passer, une fois, deux fois…J’ai attendu huit sorties avant de mettre fin à son calvaire et de faire cesser l’épouvante qui jonchait son visage de rictus morbides. Il aurait au moins pu changer de chemise et d’itinéraire !
Je n’appréciais que modérément la fonction de tueur de l’ombre. Le sniper est si loin de sa cible, la soif de l’avant émoussée par tant de distance et par l’incapacité de sentir le choc de la balle de métal déchirant les tissus, le jaillissement du sang, le cri d’agonie qui monte en une prière fervente, oratorio inhumain dont je ne pouvais jouir.

J’ai préféré revenir au ratissage de terrain, cette traque dans l’ombre des taillis qui exalte les sens et aiguise l’appétit, cette attente enivrante d’une proie et cette accessibilité physique de la victime avec laquelle vous pouvez jouer. Un lien étrange noue le martyr et son bourreau, une relation perverse qui force le dominé à séduire son maître, à le cajoler dans l’hypothétique espérance d’amadouer sa colère et de survivre à l’épreuve. Cette étape durera le temps que vous laissiez entrevoir une porte de sortie, un échappatoire comme une lucarne aspirant la lumière. Le chat et la souris. Une souris faible car les forts sont plus entiers et souffrent moins, ils vont vers la mort avec trop d’aisance pour notre contentement. Mais une jeune fille, si belle et fragile, que vous posséderez en lui laissant espérer la vie sauve, qui s’accrochera à votre sexe comme s’il était un passeport pour l’infini et qui, bien consommée, avec ce dégoût d’elle-même que vous ressentez dans son regard éperdu, comprend que tout cela était vain, que son honneur bafoué n’aura servi qu‘à prolonger une agonie… cela, oui, vous mène à l’extase suprême, la félicité absolue, la puissance d’un dieu dans les griffes d’un humain.
Je suis une bête féroce, grandie dans l’odeur du sang et dans la décomposition d’une société sur laquelle je crache tous les jours. Je vais même vous avouer la vérité, il m’est indifférent d’être dans le camp pro-serbe de la Bosnie…j’aurais tout aussi bien pu n’être qu’un oustachi croate la croix entre les lèvres, ou un Albanais de l’UPK, aigle poussif d’un nationalisme exacerbé, ou un extrémiste musulman à la barbe longue de ses noirs desseins, il me suffisait de naître au bon moment dans la bonne région, et c’est ce que j’ai fait, je suis un bon soldat du désordre et vous ne voulez pas de l’ordre, vous vous complaisez dans l’anarchie, vous n’êtes qu’un reflet tremblant de ce que vous me poussez à devenir. Je suis votre bonne conscience car vous avez besoin de mes crimes pour justifier les vôtres, ô combien plus subtils et plus pernicieux ! Vous jouez votre partition, vous m’avez affecté la mienne et tout va pour le mieux dans le pire des mondes possible.
Qui m’a entraîné aux armes ? Qui m’a donné les moyens de mes ambitions, qui sécrète tous les jours la haine dans le cœur des hommes, qui veut vraiment orchestrer le chaos que vous avez érigé en force de vie ? Je suis l’humble dépositaire de vos turpitudes, j’en suis la formulation active, l’équation qui permet de résoudre vos aspirations par le simplisme d’un monde partagé artificiellement entre les bons et les mauvais, le bien et le mal. De quel côté suis-je ? Où êtes-vous dans cette répartition réductrice qui vous arrange tant ?

Je l’ai contemplée longuement. Un amas de chair violette, traversée des éclairs nacrés d’os qui perçaient sous le sang, des yeux vitreux encore animés d’un souffle de vie, un gargouillis à chaque pénible inspiration avec cette bulle rosâtre qui se formait au passage d’un filet d’air dans sa gorge broyée, m’ont inspiré. La vue de son sein marbré glissant hors d’une échancrure de sa robe, le téton déchiré laissant sourdre une humeur sanguine a entraîné un début d’érection. Je me suis masturbé en la fixant, ses jambes écartées en un compas désarticulé ouvrant sur sa toison maculée de scories. Je lui ai refusé tout contact, juste mon membre roide et la montée de cette sève dans ma verge, dans ces mains qui pouvaient dompter le monde et imprimer la marque de l’horreur par le simple fait de mon désir. J’ai joui, en saccades et je me suis agenouillé pour observer la dissolution de ma semence dans les flots de sang qui la maculaient.


C’est là que j’ai fait une erreur. Sans doute parce que mon corps s’était abandonné, que mes sens repus d’émotions avaient baissé la garde. Je ne l’ai pas entendu approcher, l’autre, je n’ai pas senti sa colère rentrée, cette odeur de vengeance que l’individu dégage quand sa vindicte est inextinguible.
Sa faucille des champs aux bords recourbés s’est fichée entre deux côtes et a gagné par l’inertie de la force de son poignet, la zone de mon cœur, la pointe déchirant un de mes ventricules et le sang a commencé à se répandre en moi. Perdez une autre de vos illusions : on ne meurt jamais rapidement, il faut du temps, beaucoup de douleur, énormément d’énergie pour s’éteindre et plonger dans l’agonie. Mon heure était venue, point de détail, me direz-vous, mais capital pour moi. J’aurais dû me méfier, les musulmanes ne sortent que rarement sans leur mari, une autre leçon qu’il me fallait apprendre en vitesse si je voulais survivre dans ma jungle. J’ai basculé sur le corps déjanté de la femme, mon ultime victime, et j’ai souri aux yeux noirs de mon tueur : j’avais si peur de mourir !
Au dernier moment, juste à l’aboutissement d’une existence précaire, j’ai su qu’ils seraient nombreux à se lever pour prendre ma place, que les légions de l’hiver se peupleraient de fantômes si réels que je n’avais pas vécu pour rien. Le refrain grotesque de ma vie n’était que le chapitre incomplet d’une grande litanie de pleurs.
Tout cela parce que l’horreur est éternelle.


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Ali est né / 1ère partie

Publié le par Bernard Oheix

Accrochez-vous aux branches ! Cette histoire est composée de faits réels, de saynètes authentiques légèrement réorchestrées et réagencées dans le temps ! Vous avez droit à la matinée, si vous aimez, on vous fournira l'après-midi en dessert pour le week-end.Voilà bonne lecture et à bientôt, dans le même pavillon !

 

 -Je viens de tuer ma mère.

-Ah ! bon !

-Je l'ai même torturée, un peu, avant.

-Jean-Paul, tu ne vois pas que je suis en train de lire. Je prends mon café et je veux terminer ce putain de traité sur la phénoménologie. C 'est facile à comprendre, non ?

-Oui, mais qu'est-ce que je fais du corps, et le sang, il me faut des serpillières. Rien ne marche ici. Tu pourrais m'accorder un peu d'attention, me conseiller, t'occuper de moi, quoi, toujours dans tes livres !

-OK, mais tu l'as déjà  empoisonnée le mois dernier, décapitée en avril, écartelée en juin, elle ne peut pas mourir à chaque fois ta mère, tu as dû te tromper, c'est quelqu'un d'autre que tu as assassiné.

-Non, non, c'est bien ma mère et je viens de la tuer avec ces ciseaux à papier. Regarde, ils sont tachés de sang.

 

 J'ai saisi la paire de ciseaux et j'ai commencé à m'arracher un ongle. Pas le couper, mais enfoncer une des pointes sous la peau pour le déchausser et quand il a bayé, j'ai mis mon doigt dans la bouche et avec les dents j'ai agrippé le bout relevé et j'ai tiré fortement. Une douleur violente, grisante, normale car j'avais décidé de m'ôter cette excroissance de chair dure qui me gênait, c'était indécent tous ces ongles qui poussaient sans arrêt et il fallait bien que j'intervienne. Hier, après la séance de l'après-midi, je m'étais occupé des doigts de pieds, c'était plus facile avec une tenaille, et je dois dire que j'avais passé une bonne nuit malgré la douleur et le sang qui coulait et inondait mes draps.

 Jean-Paul se tenait devant moi et j'ai compris que je ne pourrais pas continuer ce chapitre passionnant. J'ai arraché la page 72 pour me rappeler où j'en étais et je l'ai fourrée dans ma poche puis je l'ai accompagné dans le salon. Evidemment, il n'y avait aucun cadavre, même pas une goutte de sang. Narquois, je l'ai branché.

-Tu vas avoir du travail pour tout ranger.

-Mais je te jure Erwan, elle était là, c'est quelqu'un qui a dû  voler la dépouille pour la revendre, il paraît qu'il y a du fric à se faire avec un corps de femme.

 

 Nadia est entrée, mutine à son habitude. Elle me cherchait depuis quelques temps déjà et tournait autour de moi comme une mouche attirée par un gros pot de miel.

-Mon Erwan chéri, c'est décidé, je vais accoucher, tu ne veux pas être le père ? Il aura tes yeux et ta bouche mais il faut que tu me promettes de ne pas lui arracher les ongles. Ce sera un bébé délicat et on l'appellera Ali.

-Je suis homosexuel, Nadia, tu le sais, c'est ma phase sans femmes.

-Quel gâchis, comment imaginer un tombeur comme toi dans les bras velus d'un mec, tu serais si bien comme géniteur de mon bébé, et puis j'ai envie de te sentir, ça fait un bon moment que j?ai pas baisé et il faut se dépêcher avant qu'Ali naisse.

Jean-Paul est intervenu, furieux.

-C'est dégueulasse, hier on a couché ensemble et tu l'as déjà oublié. A quoi cela sert-il que je m'escrime à te faire monter au ciel si tu ne t'en souviens même plus le lendemain, la prochaine fois que tu auras besoin de moi, tu pourras toujours courir !

-Peut-être mais encore faudrait-il que j'y sois arrivée au 7ème ciel, et que ton sperme vaille le coup. Elle est nulle ta semence, c'est du lait en boîte, du pasteurisé demi-écrémé, pas un spermatozoïde à l'horizon capable de me féconder. Ici il n'y a qu'Erwan pour  être mon vrai amant. D'abord, j'ai couché avec toi parce que c'est sa période homo et qu'il lisait son livre, t'es qu'un remplaçant.

 

 Nadia m'a pris à part et tiré par le bras. Elle m'a entraîné dehors pour fumer une cigarette, elle avait un secret à me confier. Elle était vraiment jolie bien que son haleine soit un peu forte. Il faut dire qu'elle refusait de se laver les dents à cause de sa religion, dans le coran, Mahomet n'avait pas prescrit de se laver avec une brosse et du dentifrice et elle avait décidé de suivre les préceptes de son guide.

-Tu ne devrais pas fumer dans ton état.

-C'est pas grave, j'ai pas encore le bébé dans le ventre, non, c'est autre chose, il faut que tu m'aides.

-Qu'est-ce que je peux faire ?

-Tu sais pour l'infirmier qui m'a violée le mois dernier dans sa voiture, quand il m'a sodomisée, figure-toi qu'il a introduit un rat dans mon anus et depuis Nestor remonte petit à petit dans ma colonne vertébrale pour me dévorer le cerveau?

-Nestor ?

-Ben oui, le rat ! C'est ainsi que je l'appelle, tu ne trouves pas que c'est mignon pour un monstre qui me dévore le bulbe rachidien.

-Mais que veux-tu que je fasse pour te soulager ?

-Simple, il faudrait que tu introduises ta main dans mon cul et que tu t'enfonces pour l'attraper. Je suis sûre de mon coup, quand il verra tes doigts s'agiter, il va se jeter dessus et les mordre. Tu n'auras plus qu'à retirer le bras et il sera piégé. Je le mettrai dans une cage et il regrettera d'être venu au monde, par contre il faut que tu penses à me faire jouir quand tu seras en moi, et après, il faudra bien se laver les mains. Tu peux le faire pour moi, dis ?

 

 Je ne savais si j'en avais vraiment envie. J'hésitais en soupesant le pour et le contre quand Sophie, la grande Sophie est arrivée. Cela faisait trois ans qu'elle était muette. Un matin pendant la réunion, elle s'était dressée et avait déclaré qu'elle refuserait désormais de s'exprimer. C'était son auto-stoppeur, celui qu'elle avait chargé sur la nationale 7 et qui l'avait violée pour s'installer dans sa tête qui la commandait et elle en avait vraiment marre d'entendre ses mots dans sa propre bouche. Tout ce qu'elle disait provenait de lui, et le seul moyen de le faire taire était de la fermer définitivement. « -Je me révolte désormais, il pourra guider mes gestes, j'en suis désolée, il est odieux, mais au moins mes pensées seront miennes. » Elle s'était rassise et depuis on n'avait plus entendu le son de sa voix. Cela ne l'empêchait pas de vivre avec le groupe, c'était juste un peu plus compliqué pour communiquer avec elle.

 Elle a croisé son index et son majeur pour signifier qu'elle voulait une cigarette. Nadia lui en a tendu une et elle l'a enfournée, la mastiquant avec délectation. Elle a déglutit son tabac et craché quelques brins puis est rentrée se vautrer devant le téléviseur pour fermer les yeux.

C'était une journée vraiment compliquée et les choses ne se sont pas arrangées avec Micheline qui a déboulé de la maison en montrant le ciel. Elle  s'est mise à hurler : -Regardez, venez voir, y a  des bites qui volent de partout. Elles arrivent tôt cette saison ! Faites attention, elles vont se mettre à pisser !

Je n'y croyais pas une seconde bien sûr, mais j'ai quand même enfilé mon bonnet, on ne savait jamais trop avec les bites volantes !

-Ecoute, Nadia, tu devrais plutôt envoyer Ali pour piéger ton rat.

-Mais je peux pas, tu me l'as pas encore fait, ou alors viens derrière la porte, je te suce un peu et avec de la chance j'aurai mon bébé, mon petit Ali.

 

 Je n'avais vraiment pas envie d'une pipe à cette heure, d'autant plus qu'un nouvel arrivant avec une barbe longue jusqu'à la taille se pointait à l'horizon. C'est Thérèse qui l'a accueilli, normal, elle était la cheftaine, et ça, elle savait vraiment le faire, toujours avec son air de bonne soeur à nous dire ce qui était bien et ce qui l'était pas ! Elle répondait à nos questions invariablement par une autre question ce qui fait que les débats s'éternisaient avec elle et que l'on oubliait la première interrogation et que l'on ne savait jamais où cela devait aboutir quand on tentait de la suivre dans les méandres compliqués de son raisonnement. C'était frustrant et le nouvel arrivant allait découvrir un interrogatoire façon Thérèse.

-Mais vous sortez d'où, vous ?

-D'une autre planète, bien sûr.

-Et qu'est-ce que vous faites ?

-Je suis un moine et je viens vous évangéliser.

-Votre nom ?

-Diomède, le castrateur.

 

 J'ai bien vu Thérèse lever les yeux au ciel, elle n'y croyait pas une seconde. Lui manifestement représentait une bonne source de dialogue. Elle aurait du travail notre cheftaine. Tant mieux, qu'elle comprenne que tout n'était pas si drôle dans notre univers. Et puis il allait falloir lui passer un bon savon car manifestement il avait oublié la fonction de l'eau et la crasse le recouvrait d'une pellicule épaisse. Moi ce qui m'attirait c'était ses ongles, des griffes recourbées d'au moins six centimètres qui lui donnaient l'air d'un oiseau de proie. Je lui aurais bien proposé de les extraire mais je ne le connaissais pas encore suffisamment. De toutes les façons, on avait le temps, il était là pour un bon moment vu sa tronche d'ahuri.

 

 Nadia m'a regardé. Elle attendait ma décision. C'est fou ce qu'elle m'aimait. Pourquoi pas après tout ! Un petit coup vite fait, une bonne giclée et elle me lâcherait la grappe et retournerait à ses fantasmes. On est rentré et Mickey pérorait comme d'habitude. Il inventait un système d'antivol à base de résistance électrique et d'ammoniaque. Il en avait marre d'être potentiellement la victime d'un malandrin et se préparait activement à cette confrontation. Il fallait surveiller toutes les bouteilles de détergents pour être certain de survivre. Avec lui, on n'était jamais vraiment sûr que ses expériences ne nous mèneraient pas à faire sauter la baraque avec tous ceux qui y vivaient. Je l'ai contourné avec précaution, il était vraiment trop imprévisible.

Je me suis dirigé vers le grand placard des jeux, il y en avait plein à notre disposition et je me disais qu'une petite partie de trivial-poursuite serait la bienvenue. J'allais bien trouver deux où trois joueurs disposés à se faire battre. J'avais appris toutes les réponses par coeur. J'ai ouvert la porte et j'ai vu Shiaman recroquevillée près des balais, les yeux grands ouverts. C'était ma préférée, une petite brunette qui souriait toujours et ne s'énervait jamais.

-Mais qu'est-ce que tu fais donc là ?

-C'est l'ascenseur, il est bloqué, je l'attends depuis tout à l'heure.

-Bon, ne t'inquiète pas, je vais faire appeler le réparateur.

 

 Bien sûr, je n'en ai rien fait, je savais qu'il n'y avait pas d'ascenseur dans ce placard. L'heure du repas s'annonçait. Ils nous livraient la bouffe dans des grandes marmites de la cuisine centrale. Comme elle était loin et qu'il y avait un trafic intense, cela arrivait toujours un peu froid, mais ce n'est qu'une habitude à prendre.

Jean-Marc demanda s'il y avait de la purée. Faut dire qu'avec les cinq dents qu'il lui restait, la mastication n'était pas chose aisée. Je lui avais demandé pourquoi il s'obstinait à se faire sauter une dent pas semaine, mais il m'avait répondu que c'était un secret et que s'il le disait à moi ou à un autre, il les perdrait toutes. Il n'en avait plus pour longtemps avant de pouvoir tout nous dire. Sa technique se sophistiquait. Au début, il se cognait la mâchoire contre le lavabo mais les inconvénients étaient nombreux. Il n'arrivait pas à bien viser et ne se la cassait qu'à moitié, ou même se trompait de cible. Et puis il fallait tout nettoyer après, et cela lui prenait un temps infini pendant lequel il hurlait de douleur, cela nous empêchait de travailler tranquillement, énervait les pensionnaires. Il prenait désormais son temps, un rituel bien rodé, enroulant sa mâchoire d'un tissu, il ligaturait sa dent avec un gros fil de nylon et l'accrochait à la poignée de la porte et quand l'un d'entre nous allait faire ses besoins, il entendait un crac et pouvait observer sa satisfaction, une extraction bien menée, un travail d'orfèvre qui le remplissait de fierté. Il prenait un sirop anesthésiant avant ce qui fait qu'il ne sentait même plus la douleur, cela l'attristait bien un peu, mais il avait compris que ses cris nous perturbaient.

 

 C'était le jour du boudin et nous y avons encore eu droit. Angéla s'est levée, a rempli un broc d'eau et l'a versé sur les gros étrons qui marinaient dans la marmite. Elle ne supportait pas que l?on mange du sang mais Jean-Marc s'en foutait, il était en train de se gaver de mousseline par les espaces béants que ses cinq dents laissaient entrevoir quand il ouvrait la bouche, par contre on était plusieurs à aimer la consistance moelleuse d'un bon boudin et il a fallu égoutter le plat avant de pouvoir se servir. Tant pis, jusque-là, la journée avait été presque normale.

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Ali est né / 2ème partie

Publié le par Bernard Oheix

Voilà donc la deuxième partie des aventuriers du bâteau ivre. On retrouvera notre Erwan en train de lire et de se demander s'il concevra le petit Ali ou pas.  

Personne ne pouvait prévoir que Julien pète un plomb.

Il a pris un couteau de cuisine et l’a lancé violemment sur son vis-à-vis, en l’occurrence le pauvre Christian qui n’y pouvait rien. La lame a ricoché sur son pull et a atterri à terre sous le buffet. Thérèse est intervenue avec promptitude, elle s’est interposée entre eux et a empêché que Julien, dans sa crise, ne se jette sur sa victime. Il lui hurlait au visage qu’il l’avait reconnu le traître, et que ce n’était pas besoin de se déguiser, qu’il était l’ennemi du masque de fer et qu’il le vengerait. Sa visite thérapeutique d’hier à la prison du Fort Sainte-Marguerite avait laissé des traces. Il se prenait pour le vengeur du prisonnier masqué, le fils du roi, alors que tout le monde savait parfaitement que ce n’était pas Christian qui jouait un double jeu. Lui n’y était strictement pour rien. Nous savions pertinemment que son truc c’était les photos de joueuses de tennis, toutes ses belles Kournikova, Mauresmo, Mary Pierce et autres championnes qu’il collectionnait dans des tenues affriolantes, leurs jupettes dans le vent, les jambes écartées dans l’effort pour rattraper la balle. Il ne se séparait jamais de son album et il était en train de hurler que Julien l’avait lâchement agressé parce qu’il était jaloux de ses photos et qu’il voulait lui dérober ses fiancées.
Une voiture est venue chercher un Julien désemparé. Il savait qu’il avait fauté, la violence sur les autres était prohibée, c’est une règle intangible, un principe sacro-saint qu’il ne fallait pas transgresser sous peine de retourner au centre illico. Il était penaud et tout chamboulé, il ne s’expliquait pas son geste et a embrassé Christian en l’assurant qu’il n’en voulait aucunement à ses trésors. Cela a fait un vide et Thérèse nous a réunis pour un groupe de paroles. Cela a cassé l’ambiance. Je n’avais pas du tout envie de parler et j’ai repris mon livre pour me plonger dans la phénoménologie. La page 72 était toujours au fond de ma poche et personne n’avait pu me la voler. J’ai remis la page à sa place et je me suis immergé dans mon bouquin. La lecture a vraiment du bon, j’ai pu tout oublier.

Au bout d’un moment, vu que personne ne voulait s’exprimer, elle nous a libérés et Nono est venu me demander de l’aider à enlever son casque. C’était un magnifique casque de football américain bleu avec des étoiles et le nom de l’équipe de Boston en lettres dorées. J’ai dû refuser car nous avions interdiction de lui ôter. Il faut dire qu’il se précipitait la tête la première contre les portes fermées et les murs dès qu’il en avait l’occasion. Il avait cabossé tant de parois et des cicatrices couraient sur son visage, c’est pour ça qu’on l’obligeait à le porter. Son visage était une carte routière, avec des grosses nationales, des petites départementales et même des carrefours, une plan Michelin déambulant. Il disait que quand il se regardait dans un miroir, son visage se déformait, la partie droite s’estompait et il n’avait plus que la moitié de ses cheveux comme un iroquois.

J’ai vu Nadia en train de parler avec Danièle derrière les fourrés d’aubépine du jardin, des histoires de femmes sans doute, je me suis approché pour écouter discrètement leur conversation. J’aimais beaucoup surprendre les discussions. Elle était en train de lui expliquer qu’aucun rat ne pourrait rentrer par sa minette vu qu’elle s’était ligaturée le sexe avec un fil de pêche, le matin même avant de venir au centre. Elle a soulevé sa jupe et baissé sa culotte. Elle s’était cousue les lèvres intimes et l’on voyait des gouttes de sang perler sur sa fente, le fil comprimait le bouton de son clitoris en l’entortillant, cela me rappelait une paupiette de veau dans une assiette de jus de tomates. Elles ne m’en ont pas voulu de les surprendre, bien au contraire, cela les a émoustillées et Nadia en a profité pour me demander si j’étais enfin prêt à lui faire son enfant.
-Je réfléchis encore, on verra tout à l’heure !

Il y a eu un instant de répit, le calme plat avant la tempête. Françoise a jailli de la maison comme si elle avait le feu aux fesses. Elle était encore débraillée et sortait des cabinets. Elle avait sans aucun doute vu un serpent lui rentrer dans l’intestin pendant qu’elle faisait ses besoins. Cela ne lui était plus arrivé depuis un mois et elle était manifestement terrorisée. Elle s’est arrêtée, a pointé le doigt vers le cumulus blanc qui paressait dans le ciel et s’est mise à hurler: -C’est lui, ce nuage satanique, c’est sa faute, il a réveillé les serpents du diable ! Elle s’est enfuie, elle était vraiment paniquée. J’ai averti Thérèse et nous avons formé deux groupes pour la retrouver.
Nous avons exploré les entrées des immeubles et tous les recoins. Un chien aboyait dans le quartier, cela a attiré l’attention de Nadia très sensible aux animaux. Un berger allemand qui gardait une villa manifestait sa colère et nous alertait. Il grognait et grattait le sol avec ses pattes, furieux contre l’intruse qui l’empêchait de se coucher dans sa niche. Françoise s’était glissée par l’étroite ouverture et l’on ne voyait que sa tête blonde émerger de la pimpante cabane verte et rose. Il a fallu la rassurer, lui promettre que les serpents avaient raté leur coup pour qu’elle accepte de sortir et libère la place pour le chien qui se précipita sur sa gamelle. Heureusement qu’elle ne lui avait pas mangé sa pitance.

Diomède le castrateur, avec les pans de son cache-poussière qui balayaient le sol, ne cessait de demander si c’était de lui que l’on riait quand il n’était pas là. Thérèse l’a rassuré et tout le monde a rejoint le centre pour prendre un thé ou un café avec des petits gâteaux. C’était un moment important, tous assis en rond, à récapituler les évènements de la journée avant de rejoindre nos appartements thérapeutiques. C’était le dernier de nos rendez-vous, après nous aurions la possibilité de nous retrouver chez nous et d’être libre.
Nadia s’est installée à mes côtés et a posé sa tête contre la mienne. Elle ne parlait plus mais je sentais sa respiration, elle était oppressée à l’idée de se retrouver seule. Elle espérait vraiment que je l’inviterais à m’accompagner, que nous passerions la nuit ensemble. J’en avais marre d’être homo et finalement quand la réunion s’est terminée, je lui ai pris la main et nous sommes partis. Nos pas se sont accordés et je crois que Jean-Paul était un peu jaloux, je le comprends, il l’aimait tellement.

Elle a accepté de se laver les dents pour moi et je lui ai préparé une salade de tomates et de la mozzarella. On a regardé la télévision, c’était un épisode de Colombo et on a ri en pensant à Diomède le castrateur à cause de son imperméable. Elle ne m’a plus parlé de Nestor, il avait dû s’endormir et j’en ai profité pour lui faire l’amour. C’était bon et je sais qu’elle a eu du plaisir, quand elle ne fait pas semblant d’avoir un orgasme, c’est qu’elle est vraiment contente. Elle n’a pas simulé, elle est restée les yeux grands ouverts pendant que je jouissais et nous nous sommes endormis dans les bras l’un de l’autre.
C’était vraiment une bonne journée mais je ne sais toujours pas si Ali est né.



PS : En hommage aux personnels qui rendent l’hôpital psychiatrique un peu plus humain et tentent d’harmoniser le monde des cauchemars et celui de la réalité

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Les amants du froid

Publié le par Bernard Oheix

 

En cette période de canicule, une nouvelle écrite dans les neiges éternelles est de circonstance. Nos deux jeunes inuits s'aiment d'amour tendre. La tribu souffrant des mille morts d'une fin annoncée, l'amour entre Nawak et Tura sera-t-il suffisant pour sauver son peuple ? 

                                                                                                               

                                 Extrait de l'encyclopédie matrimoniale 

Edition ID Livres (1972)

Traduction : Jean-Paul Bertrand

 

 

Les rites du froid chez les Inuits

 

 

 

 

Dans certaines peuplades migrantes du nord de l'Arctique, les deux amants doivent affronter l'épreuve de la purification rituelle par le froid. A la première tempête de l'hiver, les promis doivent se plonger dans l'océan glacé avant de s'étendre sur la banquise et d'être recouverts de glace par les deux familles réunies qui vont les veiller pendant le temps de leur hibernation. Les amoureux doivent tenir le plus longtemps possible dans cette gangue de glace qui les amène dans un état semi-comateux de léthargie. Seule la flamme de leur amour est censée pouvoir les retenir à ce monde et réchauffer leurs membres. Il s'agit ainsi de purifier leurs corps des miasmes du passé et de se régénérer afin d'affronter la nuit de l'union dans un état de don total et d'attente de l'autre. Ce rite en désuétude semble s'évanouir sous la pression de la modernité. On peut noter toutefois que dans certaines régions reculées autour de la mer de Baffin, il subsiste des éléments de ce rite encore vivace même s'ils sont caricaturés et se transforment en jeux autour de l'eau et de la glace et perdent de leur dimension d'épreuve initiatique.

 

 

  

Les premières bourrasques du grand blizzard annonçaient la fin du bref été qui avait libéré la nature et l'arrivée de l'hiver. Le mois de septembre à moitié entamé, le vent né dans les montagnes rocheuses plongeait à travers le Manitoba et survolait la baie d'Hudson en se chargeant de vapeur d'eau pour s'enfoncer vers le pôle Nord. Dans les replis de ses contractions, l'âcre douceur cotonneuse annonciatrice des neiges d'automne se reconnaissait au goût sirupeux de l'atmosphère, à cette impression de densité quasi impalpable de l'air sous la langue. La tempête arriverait tôt cette année.

Nawak se tenait dans le vent sur un promontoire qui dominait le détroit de Smith, les terres de Rasmussen chargées de glaces éternelles bordant son horizon, il observait la silhouette menue de son aimée qui courbait le dos dans les rafales et grimpait la butte afin de le rejoindre. Depuis son enfance, il ne se rappelait pas un jour sans que la belle Tura , fille du chaman de la tribu, ne l'escorte dans chaque minute de sa vie. Ils étaient inséparables, s'aimaient aussi naturellement que l'eau et la glace, comme si le destin les avait fait naître pour être les deux moitiés d'une vie. Elle était son passé, son présent et il en était certain, son avenir à jamais.

Ils avaient décidé de l'annoncer à la tribu aujourd'hui même. Aux premières chutes de neige, ils affronteraient le rite du froid pour l'éternité, c'était leur choix et à l'orée de leurs dix-huit ans, ils se sentaient enfin prêts. Ils en avaient longuement parlé ensemble, cela les effrayait bien sûr, mais leur amour indéfectible saurait triompher de l'épreuve et leur ouvrir les voies d'une vie pleine d'espérance.

Elle le rejoignit et se dressa à ses côtés, elle humait l'air comme un chien, inspirant par le nez, cherchant les traces de cette tempête qui leur offrirait l'occasion de s'unir, elle était si heureuse et pleine de vitalité dans l'annonce de son bonheur qu'elle en espérait sa venue avec une impatience qu'elle ne dissimulait même plus.

Il l'observa attentivement et comme à chaque fois, son coeur seemplit d'un trop plein d'émotions. Elle était la beauté d'un peuple, liane fine au visage d'ange, yeux rieurs qui jetaient des éclairs, ses lèvres si pleines comme les baies chargées de suc qui fleurissent au long des cours d'eau au printemps, des dents faites pour mordre dans la vie et dessiner l'espoir. Elle l'aimait depuis son plus jeune âge et il le lui rendait si aveuglement que sa simple absence devenait une torture.

 

 Ils étaient nés pratiquement en même temps, à quelques heures d'intervalle, conçus pendant les grandes chasses qui accompagnaient la migration des troupeaux, un soir de fête célébrant le retour des boeufs musqués et des rennes sur leur terre et les résultats prolifiques des efforts des guerriers. Il y aurait de la viande pour tout l'hiver, des peaux pour se vêtir et l'avenir semblait assuré pour la tribu. Ils avaient bu pour les dieux et dans l'ivresse de cette douce torpeur, leurs parents leur avaient offert la vie comme un bien précieux commun, un don qui les prédestinait à s'aimer.

Leurs premiers souvenirs s'imbriquaient indéfectiblement.  La présence de l'un avait toujours en corollaire celle de l'autre, les cris de Nawak et de Tura se confondaient, ils mangeaient le même poisson, buvaient à la même source, se blottissaient pour dormir sous les couvertures de peaux, découvraient le monde en un accord parfait dévoilant l'horizon, inventant les gestes de l'amour pour entonner le même refrain à l'unisson.

 

Cette époque sonnait le glas d'une période faste, la tribu était importante alors, les jeunes n'ayant pas encore fui vers les comptoirs du Sud, attirés par les dollars des compagnies pétrolières, l'alcool frelaté qui coulait à flots, la vie facile dans des bourgades recroquevillées pour affronter les  froids intenses polaires. Les animaux étaient plus nombreux, on pouvait les chasser et les phoques revenaient à chaque dégel pour offrir leurs peaux incomparables, la viande et l'huile qu'ils emmagasinaient pour subir cette longue nuit boréale.

Les grandes pollutions et les décimations meurtrières des troupeaux par les colons blancs, ces diables de l'extérieur, avaient fini par décourager la nature, exsangue, épuisée et les esquimantsiks s'enfonçaient dans un déclin irréversible. Les femmes avaient vu leur fécondité baisser, les hommes prenaient plus de risques dans ces chasses nécessaires pour assurer leur subsistance, disparaissant dans les effroyables tempêtes qui continuaient à traverser ces terres des confins, là où l'espérance s'arrête au seuil de l'immensité des plaines éthérées du grand Nord.

Au fur et à mesure que les années passaient, la situation devenait plus précaire, les vivres se raréfiaient, les moyens indispensables à leur survie faisant cruellement défaut. Tout manquait dans la tribu moribonde, le moindre incident se transformait en drame, la fin des temps s'annonçait dans l'indifférence des contrées verglacées où la lueur de l'espoir agonisait. Pourtant, l'union de Nawak et de Tura laissait entrevoir la force de l'amour sur la haine, la victoire de la beauté sur la réalité si laide. Ils l'annonceraient ce soir, dans la maigre clarté de la nuit éternelle qui fondait sur leur terre, ils affronteraient le rite du froid, ils s'uniraient pour trouver la paix et l'espoir, perpétuer leur race et ouvrir une porte dans l'univers immaculé de la première grande tempête d'automne. Ils seraient les porteurs du rêve.

 

 La misérable tente de cérémonie accueillait la tribu en entier, le feu de bois lançait des éclairs qui déchiraient la clarté sombre de la nuit boréale. Nawak, le coeur serré, observait ses frères et soeurs accroupis en train de psalmodier. Il y avait le chef, son père, un vénérable vieillard aux traits sculptés dans la terre et sa mère, la toujours belle Nacti-schaw,  le regardait avec fierté se lever pour prendre la parole. Le père de son aimée, le sage chaman, interlocuteur des dieux, celui qui lisait les signes qu'ils leur envoyaient, avait perdu sa compagne dans une chasse aux phoques deux printemps auparavant, il aurait bien voulu se remarier mais n'avait pas trouvé de femme prête à le suivre dans cette vie misérable d'errance, il avait si peu à offrir. Cinq adultes complétaient la fratrie, deux hommes et deux femmes qui vivaient sous la même hutte et un « mojak », un de ces hommes-femmes qui aurait fait la fierté de la tribu du temps de sa splendeur mais qui n'en accentuait que plus sa déchéance. En temps normal, il aurait  ri et couru de l'un à l'autre en apportant la vie et la dérision, comme un rappel de leur humanité si fragile devant la puissance des divinités. Il se tenait en retrait, tête basse et s'occupait du seul enfant de la tribu, un gosse rabougri et souffreteux que des germes mortifères rongeaient de l'intérieur.

La vitalité et la beauté de Nawak et de Tura n'en contrastait que plus violemment dans ce tableau délétère. La grâce de leurs corps, l'éclat de leurs yeux, l'infini tendresse qui distinguait chacun de leur geste étaient un  rappel vivant du prestige passé de la tribu, quand les hommes foulaient leur terre avec la certitude d'être au centre du monde, qu'ils arpentaient ces territoires hostiles en les meublant d'humanité. Les légendes orales des gestes de leur peuple que le chaman entretenait avec soin avaient si peu d'écho dans le coeur asséché des hommes désormais.

 

 Nawak demanda la permission de s'exprimer et le chef lui accorda la parole.

-Depuis la nuit des temps, les Inuits vivent sur cette terre que les cieux ont consacrée en la confiant à notre peuple. Les temps ont changé et sans doute avons-nous courroucé les puissances divines qui ne se reconnaissent plus dans notre tribu. La mort nous guette. Avec Tura, mon aimée, nous avons décidé de leur offrir le sacrifice du froid, cette union de deux êtres avec les forces de l'au-delà destinée à régénérer le monde du milieu, notre terre que nous avons laissé souffrir et qui se venge contre ses enfants.

A la première tempête, nous vous demanderons de nous accompagner et de nous aider à purifier nos corps pour libérer nos esprits. Ainsi seulement, nous pourrons revivre et recréer l'harmonie. Peut-être que les dieux entendront nos suppliques et qu'ils nous autoriseront à restaurer notre splendeur passée. Ainsi l'avons-nous décidé, en toute liberté.

 

 Un frémissement parcouru la maigre assemblée. C'était une terrible épreuve que le rite du froid dans l'union de deux amants. Rares étaient ceux qui avaient eu l'occasion de connaître cette expérience, aucun ne l'avait vécue et chacun sentait dans cette offrande, le don absolu de Nawak et Tura à leur communauté moribonde.

-Vous rendez-vous compte du danger de votre entreprise, le rite du froid est oublié depuis si longtemps, vous êtes jeunes et beaux, vous représentez notre espoir, j'ai peur pour vous.

-Père, nous avons longuement réfléchi, toutes les questions que vous vous posez auront une réponse, c'est au manitou de trancher. Nous nous aimons trop avec Tura pour qu'ils restent insensibles. Il faudra bien qu'ils entendent nos coeurs battre et le sang pulser cette force de vie que nous leur offrons.

 

 Quelques jours s'écoulèrent, rapprochant toujours plus cette tempête que tous attendaient avec des sentiments mitigés. Nawak et Tura se préparaient en exécutant les rituels de la purification aidés par les femmes de la tribu. Le chaman interrogeait longuement les signes que le destin mettait sur son chemin, le chef s'isolait dans sa tente et refusait d'en sortir. La vie semblait suspendue à la décision des jeunes amoureux et à l'arrivée de cette première tempête.

La nuit s'inversait et le jour s'amenuisait, la clarté lunaire prenait possession de la nature et un matin, en se levant, ils découvrirent les traces d'une première chute de neige, quelques flocons fugaces s'accrochant aux lichens, fondant sous les derniers rayons d'un soleil pâle, prémices de cette grande vague qui charriait toutes les passions et sonnerait l'heure de la vérité. Nawak et Tura, ceints des habits de cérémonie, continuaient leurs ablutions, les fumigations montaient en volutes dans le  ciel bas, se fondant dans les nuages lourds, déposant une odeur d'essences végétales brûlées, imbibant l'atmosphère d'une étrange langueur.

 

 

La nuit du 30 septembre, l'horizon se chargea de toutes les colères, réveillant les démons qui déchiraient la voûte céleste d'éclairs impétueux : l'heure des vérités venait les rappeler à la réalité, un tapis blanc recouvrait la nature pendant que de gros flocons noyaient le paysage sous une chape plombée. La procession s'étira sur les contreforts qui menaient au bras de mer encombré de blocs de glace qui se heurtaient avec fracas, les vagues noires jouant avec le ciel bas pour plonger les acteurs de cette étrange cérémonie dans un bain sulfureux où l'espoir semblait mourir dans la fureur des éléments.

Nawak déshabilla la belle Tura , son corps élancé aux attaches si fines, ses seins menus transis par le froid qui la fouettait, la courbe de ses hanches pleines, promesse de ces enfantements que leur amour portait en germe, étaient autant de beauté dans le gris de ce monde en mutation qu'ils allaient invoquer. Tura ôta les vêtements de son homme, ses doigts gourds, maladroits, firent glisser cette seconde peau et découvrirent son corps musculeux et ils se retrouvèrent si nus et beaux que de mémoire d'esquimantsik, jamais un couple n'avait autant porté l'espoir de la naissance du monde.

Se tenant par la main, ils baisèrent leurs lèvres avant de plonger en s'enlaçant dans les flots noirs. La brûlure du froid fut si intense qu'ils eurent l'impression qu'on leur arrachait les membres, leurs coeurs chavirèrent, une plainte jaillit dans leur chair qui résonna jusqu'aux dieux miséricordieux, déchirure que la paralysie de leurs sens engourdis vint anesthésier. Ils fusionnèrent dans l'éternité d'un temps suspendu en s'enfonçant dans l'eau et bien malgré eux, remontèrent vers la surface pour flotter en état d'apesanteur, incapables de tout mouvement.

Avec des gaffes, les membres de leur famille les attirèrent vers le bord du chenal et les hissèrent sur les rives escarpées. Ils les obligèrent à marcher pour se rendre sur l'entablement qui dominait les récifs verglacés. Leur chair avait viré au bleu et leurs lèvres étaient un filet blanc qui tremblait. Chaque goulée d'air leur déchirait les poumons, se frayant un passage en déclenchant une myriade de piqûres, drainant la douleur dans tous les pores de leur peau. Ils devinrent douleur. Ils s'allongèrent sur le tapis blanc que les anciens avaient préparé, en étoile, les yeux dans les yeux, réunis par leurs mains crispées, les corps engourdis engoncés dans cette gangue de  neige qui les enveloppait comme un linceul. Une étrange impression de chaleur vint combattre le froid qui gagnait leur coeur. Ils esquissèrent un sourire, une contraction des lèvres, un rictus si loin de la peur et du désespoir. Ils savaient jusqu'où ils iraient, jusqu'à l'éternité des lendemains figés.

Quand ils furent ensevelis sous un manteau glacé, leurs mains irrémédiablement arrimées, ils entonnèrent avec le filet de souffle dont ils disposaient la complainte des amants du peuple frontière. La famille se dispersa alors et chacun  s'en retourna vers son tipi, le désespoir en bandoulière, les abandonnant irrémédiablement à une solitude sans retour.

Il n'y avait plus d'espoir pour la tribu et ils l'avaient voulu ainsi. Leur don était total et la saga des hommes des grandes solitudes ne pouvait recommencer. Il leur restait à mourir pour que leur histoire perdure et qu'en lettres de feu, dans le ciel divin, la mémoire des nuages porte leur légende au firmament des âmes nobles. 

Rien ne séparerait jamais plus Nawak de Tura. Ils ne faisaient qu'un et le vent porterait leur message d'espoir vers ceux qui l'avaient perdu.

 

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Sur le fil.

Publié le par Bernard Oheix

Un temps de pause dans ce monde en colère. Et si l'humour, à défaut de panser le monde, réussissait à extorquer un sourire à ceux qui composent avec les drames trop humains. Il reste la capacité de rire de tout et parfois, de soi-même. Ceux à qui l'on dérobe l'avenir s'inventent un passé de lumières. Sur le fil est une variation sur les misères du temps qui fuit...

 

 

 Naître entre le premier et le douzième tintement de la cloche de minuit, le 31 décembre 1999, fait-il de vous un être humain du 2ème millénaire agonisant ou  l’acteur d’un monde nouveau en train de s’ériger vers la conquête du troisième millénaire ? Cette question m’a longuement taraudée tant elle me semble symbolique de l’agitation et du désordre que mon corps véhicule. J’ai bien tenté d’en savoir plus, interrogeant sans répit ma mère et mon père, j’ai envoyé des courriels au médecin qui m’avait accouché et à tous ses collaborateurs, j’ai enquêté auprès de tous ceux et celles qui avaient assisté à cette parturition suffisamment dramatique pour marquer les esprits et laisser un souvenir indélébile aux présents qui affrontèrent les affres de ma naissance. Tous sont formels, au douzième coup de minuit, l’ensemble des témoins oculaires peuvent vous confirmer que mon torse et les deux bras étaient à l’air libre et que seul mon ventre et les jambes restaient emprisonnés dans le ventre de ma mère. Ma naissance est donc bien intervenue au moment précis où le siècle bascule et je fais fi des polémiques sur le début du millénaire. Je suis bien né  à 0 heure de l’an 2000.

Je glissais naturellement de ce cocon qui m’avait abrité pendant de si longs mois, personne ne se doutant de ce qui allait arriver, à commencer par ce médecin de garde qui s’était ramené en catastrophe à l’appel du service de garde et qui, les mains tremblantes, tentaient de me saisir au passage en dissimulant son état d’ébriété avancée.

Il est vrai que j’avais surpris tout le monde en avançant péremptoirement la date de ma délivrance, à commencer par ma mère qui ne comprenait pas mon acharnement à venir au monde si rapidement et qui en découvrirait bien assez tôt les raisons, et à fortiori, ce médecin de permanence qui  avait profité  de la proximité d’un nouveau millénaire pour le fêter en l’arrosant abondamment.

Désirant en finir au plus vite et n’ayant qu’une connaissance très intuitive de mon environnement, tirant toute mon énergie de ce placenta qui me nourrissait, j’avais dans l’urgence de ce temps qui filait déjà si rapidement pour moi, décidé d’en finir avec les préliminaires et de naître in petto. Las ! J’aurais dû prendre quelques précautions, observer et capter les signes du dérèglement ambiant, mais j’étais jeune à l’époque et mon impétuosité n’avait d’égale que cette frénésie de vie qui bouillonnait en moi. A ma décharge, notez que je n’avais vraiment pas une minute à perdre.

Le médecin ne tenait pas l’alcool, il le savait pourtant, et quand ma mère a perdu les eaux et que le travail a commencé à marche forcée, il était trop tard, le mal était fait. L’hôpital est un monde clos qui a ses propres règles, où les hiérarchies en place ne se contestent pas, où l’inexpérience d’un médecin commis d’office à ce réveillon de la Saint Sylvestre ne peut bousculer les rituels et les codes en vigueur. Il était l’accoucheur et le resterait pour mon malheur et celui de ma mère. Quand il m’a saisi pour me tirer de ma tanière, au douzième coup de minuit, ses mains tremblaient tellement qu’il m’a lâché et que j’ai ricoché sur le ventre de ma mère. J’ai commencé à glisser sur la peau rebondie et luisante de celle qui m’avait engendré au 1er avril précédent, réconciliation tardive de la sortie nocturne de mon père avec ses collègues du bureau et qui, en titubant, s’était fait pardonner ses infidélités en l’honorant mécaniquement après lui avoir juré de ne plus recommencer et de devenir enfin cet adulte qu’elle pensait épouser de longues années auparavant, quand elle rêvait encore d’un monde à construire dans lequel les femmes et les hommes regarderaient dans la même direction. N’imaginez point qu’elle était faible et inconsistante, mais elle était femme, elle pensait sincèrement que l’amour exonère des vilenies et qu’il suffit de si peu pour ériger le bonheur en art de vie.

Voilà donc que je ricoche sur ses genoux et que je bascule dans le vide. Je sais que je n’ai pas eu peur, juste étonné et perplexe de ces cris qui montaient et couvraient le mien. C’est le cordon qui m’a protégé, un lien ombilical si solide qu’il s’est tendu à se rompre et que j’ai commencé à me balancer, les pieds s’agitant furieusement à la recherche d’un point d’appui, le visage bleuissant sous l’effet d’une anorexie qui me gagnait du fait de ce lien qui s’était entortillé autour de mon cou et qui, tout en m’évitant une chute qui aurait pu être mortelle, m’étouffait inexorablement.

J’ai vu mes premières étoiles dans les éclairs blancs qui déchiraient ma nuit, j’ai entendu un concert d’exclamations et je peux vous assurer que j’ai eu la force de sourire quand le médecin s’est évanoui en régurgitant tout le champagne dont il avait abusé, en ce soir de veille, sur le carrelage de cette salle d’opération transformée en champ de combat, moi, me balançant en cadence dans les hurlements de ma mère, la tête à quelques centimètres des déjections qui jonchaient le pavé froid.

C’est une jeune stagiaire mignonne et délurée qui m’a sauvé en se saisissant d’un de mes pieds pour me brandir, tel un premier trophée accroché à sa future panoplie de sage-femme, tout en me dénouant du collet qui m’asphyxiait et en me frappant vigoureusement les fesses afin de permettre à la circulation sanguine de revenir baigner mes poumons. Je ne suis pas certain qu’elle ait eu raison et que sa promptitude à me protéger soit la meilleure chose qui me soit arrivé…mais que voulez-vous, elle pensait bien faire, elle était à l’orée de sa vie professionnelle. Elle ne savait pas encore, qu’en cette nuit de cauchemar, elle allait sauver un bébé et trouver un mari en la personne du médecin qui, au sortir du coma éthylique dont il était victime, lui fut tellement reconnaissant de son réflexe salvateur, qu’il l’épousa quelques mois après pour se faire pardonner, lui offrant une existence de confort et un statut envié auprès de toutes les élèves infirmières aspirant à trouver un mari dans les plus hautes strates de la hiérarchie médicale.

Mon père avait refusé d’assister à l’accouchement, et même s’il l’avait voulu, il serait arrivé en retard, buvant copieusement à cette occasion, dans une boîte de nuit en anticipation de ma naissance. Il enterrait pour la énième fois sa vie de garçon dans les bras d’une pute polonaise qui lui offrait son corps contre un peu de menue monnaie et la certitude de pouvoir oublier tout ce qui se tramait dans cette salle d’opération d’un hôpital de province qui le terrorisait. Il n’était pas vraiment doué, ce père, et même son spermatozoïde avait des faiblesses, bien qu’il faille reconnaître qu’il n’y était pour rien dans cette malédiction et ne pouvait la deviner. Il ne fait aucun doute qu’il eût mieux valu qu’il ne puisse fertiliser ma mère, en ce 1er avril où il m’offrit un beau cadeau, avec la fécondation réussie de l’ovule qui s’ouvrait aux coups de boutoir de son sexe. Il aurait mieux fait de rester, cette  nuit-là, avec une de ces prostituées qui lui permettaient de fuir son présent et de clore définitivement ses rêves d’adolescent troublé par les charmes d’une demoiselle qui partageait son temps entre le lycée et sa couche et qui m’enfanterait presque dix ans après, dans la douleur d’une fuite éperdue.

Voilà donc l’histoire authentique de ma naissance, pas celle de ma vie qui est encore plus éphémère, mais celle qui prélude à ma destinée tragique. Produit du coït insatisfaisant d’un couple désaccordé, surgi inopinément, une nuit qui fit basculer l’humanité dans un nouveau millénaire, dans les bourrasques d’un dérèglement dont mon horloge interne allait  être le cruel dépositaire, j’ai donc été amené à grandir…et cela je sais le faire !

Si vous calculez bien, j’ai  six années de vie civile derrière moi, un compte très facile à effectuer puisque nous sommes le 31 décembre 2006, et si je vous écris, c’est que dans ma tête, j’ai trente ans, la force de l’âge mental…même si mon enveloppe charnelle atteste que 60 années biologiques m’ont usé prématurément.

Vous ne me croyez pas ? Vous pensez à un de ces délires de mythomane pervers, aux élucubrations d’un fumeur de haschich ou pire, aux dérives d’un psychopathe en train d’échafauder ses plans tordus pour justifier l’innommable ! Allez donc demander à messieurs Hutchinson et Gilford, si vous les rencontrez ! Posez leur la question qui me taraude : pourquoi le chromosome 1 ? Pour quelle raison mon code génétique comporte-t-il une minuscule erreur, une simple faute d’orthographe sur la séquence LMNA  ? Peut-être connaissez-vous cette monstruosité sous le nom de « progéria » (du grec geron qui signifie vieillard), ou plutôt sous sa terminologie populaire de vieillissement pathologique accéléré … Vous avez dû, sans aucun doute, en voir à la télévision les soirs de téléthon, d’étranges enfants au corps difforme, le cheveu rare, les muscles atrophiés, la peau tavelée et le cerveau si jeune dans cette cosse percluse que l’on détourne le regard pour ne point sonder leur vision du néant qui les guette comme un corbeau juché sur leurs épaules.

Je ne verrai pas la fin de ce millénaire, je ne serai pas centenaire, je n’ai fait qu’entrevoir une étape de la vie, et je ne sais pas si je dois le regretter !  Quelqu’un qui naît dans des conditions aussi rocambolesques a-t-il le droit de vivre pour se moquer des hommes et de leurs lois ? Peut-être ai-je un peu de compassion pour tous ceux qui m’ont connu et que j’aurais aimé remercier de leurs soins, ceux qui se sont accrochés à ma vie pour la rendre possible en un si court laps de temps que la tâche en était inhumaine et qu’ils doivent se sentir trahis que je les quitte déjà. Mais le film était en accéléré et l’opérateur n’avait plus le contrôle de ma destinée.

N’ayez pas peur, mon calvaire se termine. Chaque minute me rapproche encore plus de la vraie délivrance, et ce jour-là, je n’aurai pas de toubib ivre pour me laisser échapper, pas de mignonne infirmière nue sous sa blouse en provocation à l’ordre établi, pas de mère éplorée et de père bourré au bar du coin, non, je serai seul comme j’aspire à l’être, je serai libre comme vous ne l’avez jamais été, je serai moi, comme jamais je ne l’ai été.

 

 

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