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La femme qui se venge

Publié le par Bernard Oheix

Il faut parfois faire attention quand on rudoie un être plus faible. Profiter de sa force a un prix...même si les chemins de la vengeance empruntent parfois d'étranges voies et que la mer recèle des surprises pas toujours agréables !


Paul était corse, pêcheur et alcoolique. Ce n’est pas parce qu’il était corse qu’il buvait, ce n’était pas parce qu’il était pêcheur qu’il se saoulait, non, s’il siphonnait comme un trou sans fin tout ce qui possédait un degré d’alcool supérieur à la moyenne, c’est parce qu’il aimait boire à en perdre la raison. Son alcoolisme était ancré en lui comme sa barque quand il se décidait à lancer ses filets au-dessus d’un banc de poissons particulièrement riche. Son amour pour la dive bouteille avait des racines profondes qui puisaient son origine dans la nature fruste d’une famille de pêcheurs qui avait toujours considéré le 51 comme une composante évidente de la vie en société. Ce penchant naturel s’était enrichi dans les virées adolescentes d’une jeunesse où l’affirmation de soi passait par l’ingestion d’un nombre incalculable de verres en des joutes dont les filles représentaient l’enjeu, dans les tournées conviviales rituelles de ces interminables parties de belote contrée qui l’opposaient à ses copains du bar de l’Arcole où il élisait domicile une fois ses filets relevés et sa cargaison de poissons dans les paniers des ménagères et des restaurateurs. Du plus loin qu’il se souvenait, l’alcool avait toujours balisé les diverses étapes de sa vie, toujours accompagné chaque moment de son existence.
Les petits verres remplis d’un liquide jaune se déversaient plus vite qu’il n’avait le temps de les ingérer et la main experte du barman n’hésitait jamais à lui verser sa dose de poison d’autant plus dangereuse que sa capacité d’absorption était quasi infinie et que l’habitude aidant, il pouvait absorber jusqu’à une cinquantaine de pastis 51 avant que d’en ressentir les effets pervers.
La Corse n’y était pour rien, elle a des défauts, mais que pouvait-elle contre cette culture de la boisson qui le ravageait, le faisant tituber dès que le soleil se couchait alors qu’il prolongeait jusqu’à l’infini le geste mécanique d’avaler, rasade après rasade, des quantités effrayantes de venin. Qui aurait pu lutter contre cette soif qui asséchait son gosier et le poussait à lever un coude qui lui dérobait l’horizon, lui ôtant toutes perspectives et le privant de son libre-arbitre. C’était sans doute, pour lui, le seul moyen d’être en phase avec ce monde dont il percevait les échos à la périphérie de son univers d’un village corse plongeant dans la mer, accroché à la pointe d’un cap Corse qui avait figé le temps. Ce vibrato subtil que l’alcool introduisait dans son corps lui permettait d’échapper à la frénésie d’un univers en pleine mutation, arrêtait les aiguilles du temps.
Au-delà de la pêche et de l’alcoolisme, Paul avait une autre manie, beaucoup plus secrète, dissimulée derrière les portes closes de son deux pièces, enfermée dans la noirceur de nuits qui s’effilochaient dans ses brumes intérieures. Il adorait battre sa femme. Quand il rentrait en titubant, que sa raison se perdait dans le cheminement d’un parcours zigzagant entre les écueils de sa lucidité, il lui restait la certitude que quelqu’un l’attendait sagement pour encaisser le solde de ses rancœurs distribué par ses poings noueux à force de hisser des filets remplis de poissons soyeux. Il s’était maintes fois juré de cesser de martyriser cette femme qui avait uni sa destinée à la sienne par un printemps où tout semblait possible, même l’amour. C’était il y a si longtemps qu’il ne s’en souvenait que partiellement, vague réminiscence noyée dans les brumes qui obscurcissaient sa mémoire. Une rencontre fortuite, deux solitudes, une étreinte brève qui laisse miroiter des heures d’un désir exacerbé par la chaleur, ce refoulement des pulsions que les codes toujours présents dans cette société corse enfermaient dans un corset craquant sous les assauts de leurs corps juvéniles. Cela semblait si naturel de franchir le pas et de fonder une famille, de faire comme les autres et de se passer un anneau au doigt pour l’arborer avec les copains au bar de l’Arcole, son refuge dans lequel il se protégeait du temps qui fuyait inexorablement en chassant sa jeunesse, le poussant vers un âge adulte qu’il était si loin de comprendre et d’accepter.
Les premières années de leur union furent conventionnelles, bien loin de cette image qu’il avait entraperçue d’une vie de volupté ancrée dans le désir et le plaisir. La famille comme repère, les fêtes qui réunissaient les cousins, oncles et autres parentèles en cercles concentriques, les interminables repas où l’alcool coulait à flots pour meubler d’une fausse allégresse ces heures à côtoyer le vide, ne lui offraient que partiellement le confort de se savoir enfin un homme comme les autres, avec une femme et ces enfants qui tardaient à s’accoucher. Malgré une fréquence réelle de rapports sexuels au début de leur union, ils étaient encore jeunes et amoureux, il dût se rendre à l’évidence : rien ne venait se nicher dans le ventre plat de cette épouse, rien qui puisse lui donner la fierté d’annoncer que sa lignée se perpétuait, qu’il était enfin un père et avait charge d’âmes. Il en conçut une amertume d’autant plus amère qu’elle était tue, que le sujet n’était jamais abordé et qu’il était impensable de consulter un médecin en posant une question aussi crûe pouvant remettre en cause la notion même de sa virilité assimilée à cette possibilité d’une stérilité masculine.
La gifle qu’il lui décocha, 5 ans après leur mariage et nombres silences accumulés en strates malsaines ayant érigé un rempart de solitude entre eux, fut presque le produit d’un hasard. Un malheureux concours de circonstances, réaction impulsive devant le mouvement d’humeur de cette épouse qui l’attendait depuis trois heures, le repas servi sur la table ayant depuis longtemps refroidi, devant un mari ivre qui titubait dans l’entrée en cherchant à accrocher son manteau à la patère de bois. Elle voulut le rattraper en tendant le bras. En un réflexe, sa main décolla et lui cingla le visage, lui meurtrissant les lèvres qui sous la violence du choc, s’ouvrirent pour déverser un flot de sang rouge qui zébra son visage de la trace évidente de cette puissance masculine. Ce qui se déclencha en lui est un mystère. Derrière une vague honte rapidement estompée, le sentiment d’un pouvoir absolu s’empara de lui. Il cessa de trembler, l’alcool se fondit dans l’humeur de son sang, il vit cette femme fondre et pleurer, ce rouge ruisseler en la barbouillant d’un maquillage morbide, un bien être l’envahir. Il y avait donc un territoire où il était le maître incontesté. Il aimait cette sensation de maîtriser le monde en dominant cette femme trop connue. Elle se paraît d’une aura singulière, la preuve d’une ingérence possible sur son environnement, d’un monde se pliant à sa volonté. Il adora et derechef, lui assena un coup derrière l’oreille qui la déséquilibra et la fit choir sur le linoléum où ses larmes ensanglantées formèrent des mares noyant les derniers vestiges de leur amour. Il prit alors l’habitude de la battre avec régularité, constance, développant une technique sophistiquée imparable, son silence et sa volonté de dissimuler les traces des meurtrissures l’encourageant d’autant plus à laisser libre-cours à ses penchants dévastateurs. Il adorait, ivre, lui flanquer des dérouillées, la battre comme plâtre, la réduire à l’état d’une chose pantelante, sans volonté, à la merci de sa volonté. C’était si bon qu’il ne se posait même plus la question de savoir si c’était juste. Il sonnait à la porte, c’était beaucoup plus pratique que de faire glisser une clef dans la serrure étroite avec ses doigts tremblants, elle lui ouvrait timide et effacée et au premier signal venant perturber l’harmonie de son ivresse, il envoyait ses poings gommer les aspérités de la réalité en se fracassant sur le visage de sa tendre épouse. Il ne la haïssait pas, loin de là, bien au contraire. Peut-être qu’il aurait eu honte en d’autres temps, sous d’autres cieux, si la boisson ne déréglait point son horloge interne en brouillant ses repères. C’était si naturel de la battre qu’elle lui apparaissait comme l’exutoire parfait et consentant de cette violence qu’il ne pouvait contenir. Il en arrivait même à penser que c’était normal, naturel, que son comportement reproduisait l’essence même des rapports entre les hommes et les femmes, un subtil lien hiérarchique entre la force de l’homme et la douceur de la femme, chacun et chacune tenant un rôle écrit, préexistant, si loin des jugements d’une société figée dans son conformisme, oubliant les lois non-écrites ancrées dans l’inconscient bestial d’un homme rustique acharné à survivre contre une nature hostile.
Et puis, avouons-le, sur qui aurait-il pu déverser ce trop plein de haine si ce n’est sur sa femme ? Il y avait bien longtemps que derrière ses rodomontades, l’alcool avait miné sa capacité à régler par la force, les histoires d’honneur qui embrasaient les comptoirs peuplés d’épaves qui lui ressemblaient tant. Au bar, les mots s’envolaient en collier d’ivresse, chez lui, les poings affinaient les derniers détails de ses bravoures nocturnes.
Au matin, Paul se levait à 5 heures, partait sur son bateau retrouver le silence des vagues, l’espace infini où se diluaient les miasmes de ses nuits rageuses. Il avait quelques heures pour oublier. Il ne pensait à rien, juste un trait d’union entre la mer et le ciel, entre le conscient et l’absence, entre les poissons et le bois dur de cette barque, la sanguinaire, héritée de son père. Il rentrait vers 11 heures à Centuri, petit port niché à la pointe du Cap Corse, posait ses caisses sur le quai, confiant à un assistant la charge de vendre le produit de sa pêche, et filait au bar de l’Arcole pour entamer enfin sa journée par un pastis 51 que le patron, en un rituel figé par l’habitude, déposait devant lui sans même qu’il le commandât. La vie alors se paraît des couleurs de l’arc-en-ciel pour des journées où les frontières entre la réalité et son ivresse s’estompaient au fil des heures.
On peut se poser la question de savoir pourquoi sa femme, la douce Restitude, un nom hérité d’une sainte de Balagne qu’elle portait comme un fardeau mais qui lui collait à la peau tant elle semblait vivre pour subir et expier pour les péchés des autres, ne réagissait point. Pourquoi donc acceptait-elle ce traitement indigne qui la ramenait à l’état de bête de somme, cette indignité dans l’isolement de la cellule familiale, ces coups qui pleuvaient et ne pouvaient même plus dissimuler les traces d’une violence qui s’exacerbait avec le temps sur sa personne ? Par quel étrange pacte étaient-ils unis dans cette tragédie quotidienne ? N’y avait-il donc aucune solution, pas la moindre échappatoire, une si totale absence de perspectives qu’elle acceptait son sort sans rien dire ni faire pour se libérer de cet étau qui l’étouffait ?
On ne le saura jamais. Le poids des conventions si prescientes dans cette société figée, la honte d’être battue et de partager la douleur devant le regard de commisération des autres, l’impression que rien ne pouvait entraver le cours des événements, l’impossibilité de parler dans une île qui cultive le silence comme un trésor, et tant d’autres raisons, sans aucun doute, figeant pour l’éternité les gestes dans une mécanique froide de l’horreur. Elle se persuadât, au fil des jours et des coups métronomiques, qu’elle était née pour endurer ce fardeau et porter une croix. Elle se rapprochait dangereusement d’un Dieu évanescent, jusqu’à confondre son existence avec celle de cette sainte dont elle portait le nom, Restitude, lapidée pour ne pas avoir renié sa foi en un Dieu de miséricorde. Châtiment divin. Elle pouvait enfin mettre son calvaire au service de l’humanité et endosser les fautes des autres dans l’aveuglement de cette barbarie qui rythmait son existence. Elle était prête à faire don de sa vie. Il n’y avait plus de limites à son renoncement. Elle se laissait glisser vers cette fin programmée, dans un rôle déjà écrit, endossant la charge d’être la victime expiatoire, sinon consentante, du moins incapable de s’opposer au cours des événements.

Par un froid soir d’hiver, quand l’alcool aide à chasser le libécciu glacé qui descend des montagnes en ricochant sur les pitons rocheux, titubant dans l’escalier raide qui grimpait vers ce lieu de supplice d’une femme, la sienne, Paul fourbissait ses armes en serrant les poings convulsivement. Il avait déjà dans la bouche, le goût âcre de son forfait, pressentiment d’une fin que l’enchaînement mortifère de cette litanie de coups entraînait. Il entra dans l’appartement si chaud en regard du froid extérieur, il vit ce visage exsangue aux yeux noir enfoncés dans des orbites saillantes, il contempla les ecchymoses léguées par le temps dessinant un glacis d’horreur sur la peau mate, il contempla la peur dans le regard qui plongeait dans ses cauchemars. Il vit si distinctement la gueule d’un poisson emmailloté dans ses filets au moment où il le tirait par-dessus le rebord du bateau, qu’il obéit à son instinct. Comme ses yeux qui roulaient dans l’obscurité d’un jour sans fin, comme ses branchies haletantes s’ouvrant au désespoir du vide, comme un supplice auquel il fallait mettre fin, il frappa et frappa encore jusqu’à mettre de l’ombre dans le regard noir de son épouse, jusqu’à sentir son souffle s’épuiser, un rictus dessiner un acrostiche figeant pour l’éternité son calvaire. Il se sentit mieux. Il se dirigea vers sa couche, se jeta tout habillé sur le lit, maculant d’un sang qui ne lui appartenait pas l’édredon et s’endormit d’un sommeil sans rêves.
Au matin, la force du réveil le tira du néant. Il se leva, enjamba le corps de sa femme et se fit un café en observant le cadavre qui obstruait l’entrée de la chambre. Sa jupe relevée dévoilait des jambes osseuses sans grâce, son coude replié en un angle impossible composait un tableau abstrait qui n’était pas sans charme, une figure géométrique aléatoire, des lignes incongrues aboutissant à un torse maigre qu’une chemise déchirée laissait entrevoir. Elle avait été sa femme. Il avait serré ce corps contre le sien pour des étreintes amoureuses mais il ne s’en rappelait plus vraiment. Elle était grotesque à exhiber sa peau nue marbrée d’ombres noires. Il n’avait ni peur ni remord, c’était si logique. Cette chose allongée sur le carrelage de tomettes rouges ne lui importait pas plus que les poissons qu’il vidait d’un coup de couteau adroit. Cela lui donna des idées. Il savait que cette histoire ne pouvait en rester là, qu’il lui fallait intervenir et trouver une solution. Il but une rasade de vin et descendit à la cave pour se munir d’une scie, de sacs en plastique et de rouleaux d’adhésif.
Dans la baignoire de la salle de bain, le corps chétif n’offrit aucune résistance. Il le désossa avec habileté, démembrant les bras et les jambes qu’il enfournait dans les sacs prévus à cet effet. L’eau coulait à flots emportant le sang qui tournoyait en dessinant des stries que la bonde brisait en l’aspirant dans un bruit de succion. Seule la tête lui posa quelques problèmes, sans doute parce que ses yeux n’arrivaient pas à s’effacer et restaient gravés dans sa mémoire. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour la détacher, son couteau ripant sur les vertèbres cervicales sans trouver le chemin pour sectionner la moelle épinière. Elle ballottait à angle droit en roulant sur elle-même et à chaque fois, ses yeux morts lançaient des éclairs. En désespoir de cause, il l’arracha avec les mains en tirant d’un coup sec pour mettre fin à ce supplice. Dans l’effort violent pour séparer la tête du tronc, elle lui échappa et roula sur le carrelage, décrivant une ellipse qui la ramena vers lui comme un ballon avec de l’effet. Elle s’arrêta en bout de course sur ses pieds nus et il sentit la langue froide jaillir de sa bouche pour lui lécher le talon d’une caresse morbide. Il frissonna bien malgré lui sous ce baiser. Il l’enfourna dans un sac pour ne plus la voir et continuer son opération. Le torse était si maigre qu’il décida de le laisser entier et de l’envelopper dans une toile cirée qu’il scotcha de chaque côté. Il contempla les sacs épars, un puzzle d’une vie incongrue, et lava méthodiquement le sol et la baignoire jusqu’à faire disparaître toutes traces de son intervention.
Le jour ne s’était pas encore levé. Il transporta en trois fois les morceaux de sa femme dans sa barque de pêcheur, cingla vers la crique de l’île de la Giraglia, en face de Barcaggio, où il avait l’habitude de lancer ses filets. En un dernier hommage à celle qui fut, il immergea les restes de Restitude la Sainte, martyre de Paul le pêcheur, buvant de longues rasades d’un cognac fort et âpre qui lui brûla la gorge. Il possédait une bouteille pour fêter les grandes occasions. A cet instant précis, il fut Dieu et son pouvoir n’avait plus de limites.

Quand il rentra au port, ses caisses regorgeaient d’une cargaison de poissons comme de mémoire de pêcheur on en avait rarement vu dans cette baie. La chance lui avait sourit, comme elle continua d’ailleurs à le faire dans les mois qui suivirent. Il laissa à l’habitude, l’assistant du quai vendre ses prises, et se dirigea vers le bar, éclusa son premier pastis 51 de la journée et entama sa ronde en se saoulant méthodiquement, consciencieusement, refusant d’appréhender le moment où il lui faudrait réintégrer un appartement abandonné qui résonnait encore du bruit mat de ses coups.
Son ivresse fit long feu. Cette porte qu’il dût ouvrir par ses propres moyens avec une clef qui refusait de tourner dans le pêne, le vide sépulcral des pièces dans lesquelles une odeur indiscernable flottait, lui rappelant son forfait, le frigo où quelques restes comblèrent sa faim, le lit enfin avec ses draps propres qu’il avait changés. Par-dessus tout, cette femme lui manquait, ou plutôt, les coups qu’il lui assenait lui faisaient cruellement ressentir son absence. Sa fureur restait sans exutoire, ses poings le démangeaient, et plus la nuit avançait, plus il la haïssait de s’être laissée aller à mourir. Il lui en voulait de n’avoir su résister et de lui offrir par sa mort la solitude et l’impossibilité de calmer sa fureur. Il frappa les murs à s’en déchirer la peau mais rien n’y fit, sa douleur augmentait sa haine contre sa femme, lui dérobant sa vengeance.
Au matin, il alla à la gendarmerie pour annoncer la disparition de son épouse. Un pandore reçut sa déposition, l’affaire en resta là. En Corse, l’omerta est une réalité, un mode de vie hérité des années où un simple regard pouvait dégénérer en violence, où les liens étroits entre les familles constituées en clans entraînaient des rivalités courant sur plusieurs générations dans des « vendettas » meurtrières qui n’épargnaient personne. Il fait nul doute que d’aucuns pressentirent que tout n’était pas clair dans cette disparition. Mais la chape de plomb du silence retomba sur le village de Centuri et les semaines s’écoulèrent sans que quiconque ne retrouva ce fantôme qui avait déjà été enterré, depuis si longtemps, entre les quatre murs d’une prison familiale, sous le joug de son tortionnaire.
On s’habitue à tout, même à la solitude, surtout quand on peut la partager dans des nuits d’ivresse. Il franchit un dernier palier dans son alcoolisme. Il adopta comme règle de faire la fermeture du bar de l’Arcole, toujours le dernier à franchir le seuil de l’établissement pour se rendre comme un somnambule vers son lit et se lever au matin, par la force de l’habitude, pour se rendre à sa barque. Ses forces déclinantes dans l’ingestion inconsidérée multipliée de tous les alcools possibles, fragilisaient son activité professionnelle mais par un de ces mystères qui restent incompréhensible, il revenait toujours chargé de poissons de son lieu de pêche, cette baie dans laquelle se décomposaient les restes de sa femme, quelques mètres sous ses filets, à portée de main, de ces mains qui l’avaient meurtrie. C’est comme si elle me pardonnait, pensait-il dans ses rares périodes de lucidité, comme si elle me fournissait en poissons frais et dodus, les écailles soyeuses, les yeux papillonnant, les corps lustrés, ce sont des prises du seigneur qu’elle m’envoie de l’au-delà ! Il se signait alors, non pas qu’il fut croyant, mais par la force de l’habitude, en un rituel ancré dans son forfait, pour vaguement conjurer un sort funeste.
Pourtant, depuis qu’il avait largué les morceaux épars de sa femme, à chaque fois qu’il lançait son filet dans sa zone, une énorme dorade royale semblait le narguer. Il la reconnaissait à sa couleur verte, parsemée de tâches blanches et de stries grisâtres, à sa crête effilée qui tranchait la surface de l’eau, à son regard perçant qui ne cessait de le suivre. Elle mesurait plus d’un mètre de long. De jour en jour, elle s’aventurait, se rapprochant toujours plus en sortant sa tête ricanante, sa queue fendant l’eau et la guidant adroitement, vif-argent jouant avec les mailles du filet, glissant avec célérité dans l’onde du bateau en une sarabande démoniaque. Il avait la nette sensation qu’elle venait le braver, que cette dorade royale n’avait de cesse de le provoquer. Il se fit un point d’honneur de la capturer et imagina tous les stratagèmes, puisant dans sa science de pêcheur transmise par des générations depuis la nuit des temps, tous les pièges imaginables…en vain. Elle continuait son manège, virevoltait avec adresse, décrivant des cercles concentriques dont la barque était l’épicentre, ses yeux globuleux l’obsédant jusqu’à lui ôter toute faculté de raisonner. Il l’entendait même caqueter, raconter des histoires qu’il valait mieux taire, faire resurgir des fantômes, le désigner du doigt en opprobre, une tâche noire sur la joue qu’il se persuadait que chacun pouvait désormais discerner. Il dépérit. La boisson ne pouvait lui faire oublier cette dorade royale qui le poursuivait de ses assiduités et l’accompagnait sur le chemin de croix de ses angoisses.
Le plus surprenant dans cette affaire est que, si Paul perdait sa soif de vivre, le poisson, l’objet de sa haine, lui, semblait grandir et grossir, profiter de la vie, s’épanouir en une parallèle insupportable inversant les règles de la logique. Quand Paul remettait son moteur en marche pour rentrer au port, les filets chargés, il aurait dû regarder sous l’eau, dans ces mètres interdits où le corps de son délit reposait. Il y aurait vu une armée de crabes campant la garde autour des morceaux de sa femme, les pinces dressées afin d’ériger un barrage contre les intrus. Il y aurait vu son ennemie, la dorade royale se repaître de chaque membre offert, dégager le film de plastique avec ses dents acérées, plonger sa gueule dans la chair lavée par la mer et ingérer jusqu’à la moindre parcelle de cette Restitude des fonds ténébreux dans lesquels elle gisait, abandonnée par tous, dans l’isolement des froideurs hivernales, dans le sourire d’une mort inachevée.
La dorade royale, son amie par delà le temps des vengeances, dévorait méthodiquement cette femme qui s’offrait à elle avec tant de complaisance. Quand elle eut achevé les bras et les jambes, rognant jusqu’aux os les chairs délicates, les tendons si fins, les muscles abandonnés, elle attaqua le torse en ouvrant une large cicatrice du pubis au thorax dans laquelle elle s’enfouissait en se repaissant. Il lui arrivait même de somnoler entre deux bouchées, de laisser le temps s’écouler dans les humeurs de son impérieuse nécessité de l’ingérer totalement. C’était comme un enfantement à rebours, un Don de soi irréversible. Restitude s’en remettait à son alliée, la dorade royale, avec patience et gourmandise. Elle l’invitait à accomplir sa mission, lui réservant le meilleur d’elle-même, ce qu’elle n’avait jamais pu exprimer dans une vie terrestre à l’horizon borné par les coups de son tyran. Les jours passaient et son repas céleste semblait inépuisable. Tous les poissons du coin fuyaient cette orgie mystérieuse, comme s’ils comprenaient que derrière ce festin, des plans obscurs concernant une vengeance divine se tramaient dont il valait mieux ignorer l’aboutissement prochain. Seuls les crabes, gardiens du temple vigilants, étaient autorisés à veiller sur la dépouille de jour en jour plus réduite, alors qu’en parallèle, elle grossissait et irradiait d’une vie éclatante. Elle avait désormais des couleurs vives, des formes rebondies, éclair de feux dans l’onde moirée, quand elle se jouait des mains malhabiles du pêcheur qui tentait vainement de la capturer. Elle savait bien qu’elle gagnerait à ce jeu d’homme.
Il ne restait plus que la tête à dévorer, cette tête qu’il avait eue tant de mal à sectionner qu’il en faisait encore des cauchemars et qu’il ne supportait plus de voir une langue surgir d’une bouche. La dorade royale mordilla le sac de plastique et pratiqua une ouverture. Le visage de la femme surgit de sa gangue. Des yeux tristes et beaux qui auraient dû aimer la vie et contempler des enfants, des paysages sauvages, le soleil se lever, un monde d’humanité dans lequel son rire clair aurait pu résonner. Est-ce le roulis, une vague marine ou simplement une illusion… elle cligna des yeux, l’invitant à plonger ses dents acérées comme des rasoirs dans les pupilles sombres qui s’éclairèrent à l’aube d’une nouvelle vie. C’était le dernier acte qui se jouait, les dernières bouchées avant que la vengeance s’accomplisse, que le concours de circonstances d’une existence de misère se parachève dans un final d’éblouissement. Quand elle eut dévoré le cerveau, que chaque centimètre de ce crâne fut dépouillé de sa peau, qu’elle eut rogné tout ce qui pouvait s’arracher, qu’il fut poli, immaculé comme le miroir impossible d’une pureté divine, la dorade royale sut que sa mission s’achevait, que désormais le cours de l’histoire pouvait reprendre et aller inéluctablement à son terme. Le ventre rebondi des dernières bouchées de feu Restitude, elle se dirigea vers la barque de Paul en remuant sa queue et plongea vers les fonds marins.
Ce jour-là, le pêcheur retira la dorade royale dans des filets vides de tout autre poisson. Une seule prise, ce fantôme qui le hantait, un met des dieux pour une traque aboutissant enfin, une victoire à consommer. Il la contempla avec haine. Il avait bu toute la nuit, et le matin aussi. Il dirigea sa barque vers la plage de Barcaggio, au pied de la tour Génoise qui campe en sentinelle sur l’éperon rouge d’un pic éventrant les flots. Le vent se levait, les vagues grossissaient, creusant des creux découvrant des rochers immergés. Il accosta péniblement et s’engagea vers les dunes de sable en ramassant du bois. Il construisit un trépied avec des branches nouées et embrocha la dorade royale encore frétillante sur une baguette de chêne. Elle ne résista même pas. Des brindilles entassées avec habileté s’enflammèrent et vinrent lécher la peau croustillante, faisant dégager un suc qui rissolait la chair blanche. Les yeux de la dorade royale se fermèrent sur un ultime clin d’œil. Elle savait, elle ! Pendant que le poisson rôtissait en dégageant un fumet chargé d’iode mais aussi, une odeur doucereuse, indéfinissable, étrange, qui prenait à la gorge, il alla chercher une bouteille de vin rouge aux effluves du maquis, l’ouvrit et bu à satiété. Le liquide rouge coula dans son estomac serré, apaisant ce feu intérieur qui le dévorait, cautérisant sa haine. Une miche de pain ferait l’affaire, un citron aussi pour en verser le suc sur la chair si tendre de son ennemie des profondeurs.
Il contempla le poisson au ventre ouvert, huma les fragrances de sa chair et lança vers le ciel, sans réfléchir, un vibrant : -ceci est ton corps, ceci est ton sang, à toi dieu des hommes, je confie la part du diable ! - Il ne savait pas qu’il invoquait Lucifer.
Il s’accroupit et commença à manger avec ses doigts noueux, ses mains qui portaient encore la trace des coups qu’il avait assenés sans merci sur le visage de Restitude. Il décortiqua ce poisson maudit et l’absorba jusqu’à la moindre parcelle avant de s’écrouler, le visage exsangue, en poussant des rugissements qui retentirent dans toute la baie, et jusqu’au ciel même. On les entend encore certains soirs de colère, quand les dieux n’en peuvent plus de la vilenie des hommes.


Le médecin légiste constata que dans sa précipitation, Paul avait mangé trop vite, trop goulûment. Une arête, une simple arête s’était fichée dans sa gorge, bloquant la bouchée qu’il tentait d’avaler, obstruant son œsophage, empêchant toute progression vers son estomac. Il tenta bien de la recracher, mais l’arête fichée profondément dans son tube digestif l’en empêcha. Il s’infligea alors, dans un réflexe ultime, des coups puissants sur le thorax, sur la poitrine, sur le corps afin d’expectorer le corps étranger. Il lui fallut toute l’énergie du désespoir pour se mutiler avec tant d’acharnement, imprimant sur sa peau des formes noires, des bleus sanguinolents, des desseins géométriques de cette fureur qu’il avait toujours exercée sur sa compagne. Il tentait de recracher cette maudite portion d’une dorade royale qui le précipitait dans un monde qui le terrorisait, celui des comptes à rendre à une Restitude enfin sereine. Il cogna et prolongea son supplice jusqu’à ne plus sentir ce souffle de vie qui le maintenait en équilibre. Dans la tension pour s’en libérer, il vomit une bile qui vint colmater les derniers interstices par lesquels un maigre filet d’air accédait encore à ses poumons. Dans cette bile, il y avait un peu de tout l’alcool qu’il avait ingéré dans sa vie. Il mourut sur cette plage dans d’atroces souffrances, seul, sous les rayons pâles d’un soleil qui riait en se gaussant de la petitesse des hommes. Restitude aussi riait, mais rien, ni jamais ne pourrait lui permettre de rattraper le temps perdu, celui de l’innocence.


 

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Le collier de phalanges

Publié le par Bernard Oheix

Il est temps. Vous êtes devant la télé, les pieds sur la table basse, une bière à la main et votre cerveau engourdi fixe la télévision, un numéro d'Envoyé Spécial. Petit à petit, dans les images floues et les commentaires lointains, quelque chose d'étrange et d'horrible monte comme une vague à l'assaut de vos certitudes. Il s'agit de morts, de centaines de milliers de morts, dans les villages, entre voisins, de générations décapitées. Il s'agit de l'Afrique, de Hutus, de Tutsis, vous ne comprenez plus vraiment qui est la victime, qui est le bourreau. Vous savez seulement que l'horreur était à notre porte et que nous l'avons laissée entrer en nous. Vous avez mal. Cette nouvelle est le produit de ce mal, partageons le ensemble

 

 

 

Le collier de phalanges

                      Ce n’est pas facile de tuer un homme ou une femme avec une machette, même un enfant d’ailleurs. On peut s’imaginer avec cette lame tranchante, aiguisée, polie par le temps, bien équilibrée dans la main et  croire qu’il suffit d’en assener un coup bien violent pour ôter la vie. C ’est une illusion. Il faut frapper si fort, balancer le bras sans hésiter, ne pas craindre le contrecoup du choc en étreignant le manche et espérer viser juste au pli du cou…mais c’est si rare de l’atteindre. On peut décapiter d’un mouvement ample quand la lame s’insère entre deux vertèbres cervicales et sectionne les nerfs, les muscles et les veines qui partent de la poitrine pour rejoindre le cerveau, mais cela n’arrive presque jamais.

 

 Dans la plupart des cas, les victimes se débattent, s’agitent, n’ont de cesse de se dérober devant l’inéluctable. Les cris ne sont pas vraiment gênants, bien au contraire, ils donnent une réalité à ce qui est en train d’advenir, ils nous poussent à agir, déclencheurs de nos mouvements, musique de notre acte, mais cette cible mouvante nous interdit toute possibilité de prendre notre temps et de faire du bon travail.

Moi, c’est le bruit de la lame contre la boîte crânienne qui m’a toujours dérangé. Passe encore pour le sang qui jaillit, mais le craquement  des os et les corps qui se cambrent ne sont pas esthétiques. C’est une faute de goût, un déni à l’ordre des choses, une faille dans le rituel des mises à mort. Surtout qu’il est évident qu’un coup ne suffit pas et qu’il faut alors renouveler l’opération plusieurs fois avant de pouvoir passer à une autre proie.

Ma première chasse s’est déroulée  il y a si longtemps. J’en garde un souvenir plutôt précis, des couleurs pourpres, une odeur d’urine, un son strident montant dans le ciel étoilé et que les flammes du feu faisaient danser. C’était une femme du village que je connaissais bien et avec qui j’avais partagé une nuit d’amour, deux étés auparavant, une des premières à m’offrir son corps. J’avais eu du plaisir à épouser ses formes mûres, elle m’avait guidé vers la jouissance, j’étais encore si jeune et je ne connaissais rien de la vie, ou si peu !. Là, couchée sur le dos, les yeux fous, elle me suppliait du regard pendant que les autres la violaient. Elle connaissait le dénouement et la terreur avait fait disparaître toute trace d’humanité de son visage, une peinture de la tragédie si humaine des passions. Les autres m’ont poussé et il a fallu que je m’exécute et  que j’introduise mon sexe dans le sien sanguinolent, que je trace ma voie dans l’écheveau de son ventre meurtri et je n’ai pas pris de plaisir, j’ai fait semblant, je vous l’avoue.

Comme j’étais le plus jeune, 15 ans, et que c’était ma première traque, ils ont voulu que ce soit de ma main qu’elle reçoive la mort, une offrande initiatique pour toutes les promesses d’un avenir que nous devions bâtir sans leur présence, une juste récompense qui scellerait mon sort au destin de mon peuple.  Ils n’avaient même pas besoin de boire pour se forcer à agir, cela semblait si naturel chez eux et cette purge ne faisait que commencer, un début dans l’horreur des nuits de soufre. Ils m’ont propulsé au centre de l’arène dans les flammes dansantes du feu qui embrasait la nuit, et ils ont entonné un chant de gorge, un cri  dans la nuit qui portait les orages. Ils dansaient en m’observant et je sais que c’est à ce moment précis que j’ai  décidé de lui trancher une phalange. J’ai pris sa main qui pleurait et m’étreignait, je l’ai étalée sur la terre rougie de son sang, elle n’a pas résisté,  j’ai sectionné ses appendices qui ne gigotaient même plus, le plus rapidement et proprement possible. J’en ai ramassé un, n’importe lequel, l’annulaire et je l’ai pointé vers l’horizon si lourd qui m’attendait. Elle avait déjà tellement mal que cette douleur complémentaire ne sembla même pas accroître sa peine. Un éclair a jailli dans ses yeux pendant que je brandissais mon trophée. J’ai pris ma respiration, je suis allé chercher au tréfonds de mes peurs, un hurlement qui a ricoché dans la nuit fauve et j’ai jeté en l’air ce misérable morceau de chair comme le doigt accusateur d’un Dieu qui nous avait abandonné. C’est ainsi que ma légende naquit, c’est par ce doigt et cette phrase lancée pour fuir au devant de ma terreur que tout est arrivé dans les rires de ceux que l’odeur du sang enivrait.

Ils l’ont achevée en se ruant à plusieurs sur elle, se disputant l’espace pour lui décocher des coups de pieds, lui enfoncer des braises dans les yeux, lui introduire un tison dans le vagin, ornant la masse sanglante de ses chairs d’estafilades qui zébraient sa peau noire des signes rituels d’une mort trop lente à venir. Vous ne pouvez pas imaginer comme la vie s’accroche désespérément aux moindres anfractuosités d’une enveloppe charnelle, comme il est difficile de chasser toute trace d’humanité de cette coquille qui avait été habitée par une femme de 35 ans. Elle avait ployé son dos sous les calebasses d’eau tirée du puits, ri de voir ses enfants naître,  pleuré devant la sécheresse du cœur des hommes pour finir après d’atroces souffrances, cadavre disgracieux, puzzle incompréhensible de la misère qui fait s’entre-tuer les frères.

C’est un cousin qui a provoqué la suite. Il a ramassé cet annulaire gris cendre et l’a enfilé sur un fil de nylon en forant un trou dans son extrémité pour me le passer au cou en une cérémonie initiatique et je me suis promené toute la nuit avec cet obscène bijou qui brinquebalait en s’égouttant des dernières traces d’un sang noir comme le diable qui s’était emparé de mon âme.

Le soleil se couchait tous les jours, et l’aube revenait invariablement pour les traques des marais, dénichant des fantômes humains le ventre vide, la boue dans les yeux, la certitude  d’une fin que les plus volontaires espéraient rapide mais que les femmes et les enfants subissaient dans les affres des tortures les plus ignobles. On s’habitue à l’horreur, on peut vivre avec les miasmes de la mort à ses basques.

Tous les matins, vers 9 heures, nous avions l’habitude de nous retrouver sur une langue de terre qui jouxtait le marais où se terraient des centaines d’êtres hâves et dépenaillés que la faim et la peur rendaient inhumains. Les femmes apportaient l’alcool et le gibier pour de grands repas qui nous réunissaient tous et au coup de sifflet du chef de la chasse, le vicaire de l’église, les enfants et les vieux s’enfonçaient dans les marigots pour dénicher ceux qui tentaient de se fondre dans la couleur de la boue pour échapper à leur destin. Ils avaient l’ordre de ne pas s’approcher des victimes et de nous rameuter d’un hurlement. Combien j’en ai entendu de ces sinistres signaux qui déclenchaient la ruée des hommes forts, ceux qui portaient les machettes et les houes et n’attendaient qu’un signal pour déchaîner leur fureur et combler ce vide obscur qui emplissait leur cœur de haine.

Suivant les jours, nous pouvions ainsi lever de 10 à 20 proies pour les périodes fastes qui toutes subissaient le même sort. Une agonie de souffrances dans les rires de leurs bourreaux et moi, au milieu, mêlant mes hurlements à ceux des victimes comme à ceux des chasseurs. Rituellement je sectionnais un annulaire et je l’enfilais à mon collier qui ne me quittait plus, comme s’il m’était nécessaire de porter ma croix à chaque heure du jour et de la nuit afin de graver chaque instant de cette page d’une histoire de l’humanité que nous écrivions en lettres de sang. Je ne les comptais pas, il se faisait de plus en plus lourd au fil de ces semaines où la vie s’était figée en un moment d’éternité dans cette région si éloignée de la nature des êtres. Nous étions devenus des animaux et je participais pleinement au sein de cette meute à l’effondrement de l’espoir devant le cancer d’un mal inconnu. Il était si normal de les exterminer.

Pourtant, je peux vous le dire désormais, pas une fois, pas un seul des gibiers que nous dénichions n’est mort de ma main. C’était ainsi. Personne ne pouvait se douter que derrière ce collier de phalanges, emblème de ma fureur et de mon implication, aucune vie humaine n’avait payé le tribut de cette lame qui tranchait les doigts pour éviter de sectionner le fil d’une vie. Je vous le jure sur les saintes écritures, je suis prêt à me faire dévorer par les flammes de l’enfer éternel si je mens, je n’ai jamais tué tout au long de ces chasses qui ont duré de longs mois sous l’œil d’un occident impavide qui attendait que la colère s’apaise. Je n’ai pas tué un homme, pas une femme, même pas un enfant, rien, j’ai simplement continué à enfiler des doigts sur un fil de nylon et le collier grandissait devenant si lourd à porter, tous ces doigts s’agitaient dans mes cauchemars, dansaient une sarabande de lumières crues, me dévoilant toujours plus au fur et à mesure qu’il me dissimulait. C’était ainsi, ma croix à moi, un culte me permettant de me remémorer le passé.

Avant chaque traque, les guerriers, ces cultivateurs que j’avais connus depuis mon plus jeune âge et qui m’avaient guidé sur les pas de mon adolescence, venaient s’incliner devant ma collection d’annulaires en un geste de déférence, cassant le buste pour baiser un des doigts racornis, communiant avec un dieu malin pour quémander la force qui guidait leurs bras vengeurs. Sans doute du fait de mon âge, j’avais un statut à part, mascotte de ce coin perdu dans lequel s’affrontaient les haines séculaires que le mensonge et la cupidité entretenaient. Les biens de ceux qui mouraient devenaient propriété de ses bourreaux par une loi non écrite, implicite, que la quantité de proies rendait d’autant plus attractive. Je ne suis pas devenu riche, bien au contraire. Je n’ai jamais pu dépouiller une des victimes de ses bijoux, de ses habits, de ses armes et parures, de sa besace dans laquelle s’entassaient les maigres biens de toute une vie de manque, parce que je n’ai jamais tué, tranché de gorge, fait couler un sang noirâtre de leurs veines, juste quelques doigts pour m’empêcher de dormir et venir me hanter.

Ils avaient si peu… mais ils étaient si nombreux que des fortunes se sont érigées, que des trésors se sont amassés dans les huttes du village désertées par une partie de leurs habitants. Je suis resté comme je suis né, sans biens terrestres, sans rien à pouvoir troquer. Ma seule richesse, c’était ce collier de phalanges que j’arborais et qui représentait la seule protection contre la barbarie que j’avais pu m’inventer, que le sort m’avait offert. Je n’ai jamais tué et c’est à lui que je le dois. Je n’ai jamais tué, je vous le jure.

Je ne vous demande pas le pardon pour mes frères et pour moi, je ne prie pas pour les victimes, elles sont trop nombreuses, l’éternité n’y suffirait point, je n’exige rien de vous, même pas de pouvoir dormir la nuit, je ne regarde plus le soleil, je l’ai oublié et je n’entends plus le chant des oiseaux. Il n’y a que le vide, et je suis assis au bord de ce vide. Pourtant, j’ai une requête à vous faire, quelque chose  qui me manque tant et que je vous supplie de me rendre, j’en ai besoin pour me rappeler que j’existe, restituez-moi mon collier de phalanges, il faut que je les compte maintenant que la terre s’est arrêtée de tourner, que le bruit a cessé. Rendez-moi mon collier, il me manque tant, je n’existe plus sans lui.

 

 

 

 

 

 

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A vous, les petits nouveaux

Publié le par Bernard Oheix

Salut à vous qui débarquez dans mon blog.

Ma prochaine livraison aura lieu le 6 juillet. Je vous promets une nouvelle bien relevée, de celles qui font faire des cauchemars, son titre est  "Le collier de phalanges" et elle devrait vous donner un bon coup au plexus. Mais oui, mes petits chéris, vous aurez droit aussi à quelques textes gentils, romantiques, doux...mais il faudra les mériter et vous accrocher encore quelques temps avec une prose plus...branchée sur le côté sombre de la réalité ! Tant pis, encore un effort pour être révolutionnaire.

Quelques photos aussi vont débarquer de la boîte à rêves...elles vous feront fantasmer, Claudia Cardinale et Cameron Diaz...y a pire ! Allez-y, circulez, c'est gratuit !

N'hésitez pas à vous inscrire à la news letter (colonne de gauche, en bas, un clic, et on rentre son mail), et en attendant baladez-vous dans les textes en y apportant vos commentaires, et si vous le désirez, transmettez l'adresse de ce blog à vos amis... 

Allez ! A bientôt. Sur ce blog où dans la vraie vie !

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La malle en cuir et l'enfant à naître

Publié le par Bernard Oheix

Les angoisses de la création, on connait ! La peur d'être père, on connait ! Alors quand les deux se conjuguent, attention, âme sensible s'abstenir.

La malle en cuir et l’enfant à naître

 Je poussais, tirais, m’escrimais sur cette énorme malle en cuir marron racorni, cerclée de lattes d’un bois dur comme la pierre, d’un poids qui dépassait toutes les ressources de mon énergie. Des petites roulettes grinçaient sur le trottoir de cette bourgade dans laquelle nous avions échoué par cet après-midi orageux d’un été indien. La poussière dans les yeux m’inventait des formes dorées qui faisaient danser au fond de mes pupilles les humeurs de mon sang. J’étais si furieux, si haineux du monde devant l’acharnement à contrarier mes désirs. Il m’aurait suffit de si peu, de ce poids d’une malle qui s’envolerait et  de retrouver ta silhouette comme avant, quand tu étais jeune et svelte et que ta taille tenait entre mes deux mains.

La vision de ce corps chaloupant les mains posées sur le ventre m’insupportait. Qu’avait-il bien pu se passer pour que cette amante qui se jetait à mon cou à toute heure du jour et de la nuit en improvisant des promenades célestes sur mon corps, se transformât en un informe amas de chairs distendues uniquement préoccupée à regarder croître ce têtard vibrionnant que j’avais injecté dans sa matrice soyeuse, un soir de contraceptif en panne. Et j’avais laissé faire cela, moi ? Où était la charmeuse de serpent qui me faisait miroiter le triangle noir de son impatience pour m’engloutir dans sa jouissance.

J’avais tout quitté des plaisirs et des responsabilités de cette terre pour devenir cet écrivain indispensable à l’équilibre du monde et je traînais derrière moi cette femme parturiente, enceinte de mes œuvres, et l’ensemble d’une vie d’écriture dans cette malle en cuir regorgeant de l’intégralité des 7204 pages écrites et refusées par l’ensemble des éditeurs de ce pays.

Le premier tome de mes 453 pages de mémoires, écrites à la plume d’oie et à l’encrier, puisqu’il paraît qu’une première œuvre est toujours autobiographique ce que j’avais décidé d’assumer et même de revendiquer, 4 romans dactylographiés de plus de 160 pages chacun, se situant dans la banlieue d’une mégalopole, avec comme protagonistes de jeunes délinquants à la recherche d’un amour sincère et érigeant une société sans contraintes dans un communisme primitif qui démontrait la profonde nature bénéfique de l’homme libéré des chaînes sociales et des lois asservissant l’individu. Des recueils de nouvelles, une saga sur une famille parcourant trois générations dans un petit village de l’Ouest américain, même si je n’y avais jamais mis les pieds, une thèse sur les dangers de la pollution et les excès d’une écologie subordonnée aux extrémismes, deux romans pour enfants et un porno gothique de 412 000 caractères qui mettait un moine du XVIIème siècle aux prises avec les nonnes endiablées d’un couvent qui s’imposaient le vœu du silence mais pas de la chasteté.

Il y avait aussi un journal regorgeant d’anecdotes sur le monde dans lequel j’étais plongé, d’innombrables articles envoyés mais jamais publiés par la presse inféodée aux intérêts des grands groupes capitalistes, 14 poèmes épiques formant la trame d’une histoire légendée de l’humanité et tant d’autres écrits à la force de mon sang, par cette vision qui me possédait d’un destin hors du commun, d’un talent que les autres me niait mais que je savais enfoui dans les tréfonds de ma personnalité. J’étais un écrivain aussi vrai que je te voyais ahaner en  roulant d’un bord sur l’autre, accrochée à tes espoirs d’enfantement, exhibant ton appendice comme pour signaler, si besoin était, que tu allais accoucher d’un monstre qui nous dévorerait le cerveau et nous sucerait la moelle épinière. Il t’avait, depuis ces 8 mois passés à rondir dans tes boyaux, déjà décervelée, jusqu’à te ramener à l’état animal, phagocyté par un mal mystérieux nommé instinct de maternité.

En attendant, elle était si lourde cette malle que cela en était une torture de progresser sur les pavés inégaux de Charlottesville vers cette pension qui devait nous abriter pour les quelques mois à venir : tu avais cet enfant à pondre et dans ma tête bouillonnait le récit épicurien d’un couple à la recherche du bonheur absolu qu’il me tardait de coucher sur du papier blanc comme l’espoir qui me poussait à persévérer dans la progression de cette malle si lourde, si pesante d’une vie incomplète.

Un ruisseau de sueur dégoulinait de mon front pour suivre la commissure des lèvres et tomber en gouttes régulières aspergeant alternativement les pavés et le devant de ma chemise où une auréole s’étalait, à la mesure de l’énergie que je développais pour trimbaler cette gigantesque valise. Dans un effort surhumain, je fis progresser ma malle maudite sur plusieurs dizaines de mètres, contournant l’angle de la rue et m’engageant vers la pension du soleil. J’ai entendu un cri, une voix angoissée clamant mon prénom, j’ai senti un souffle affolé me caresser le cou et j’ai tourné la tête. Je ne voyais plus rien, l’angle de la rue me dérobant l’agitation qui bruissait, faisant courir des vagues sombres d’autant plus inquiétantes que l’imagination suppléait les sens de l’observation. J’hésitais, ma malle en équilibre et je revins sur mes pas, passant ma tête par-delà le coude de la rue afin de percevoir la cause de ce tumulte.

Elle était allongée sur le dos, jambes écartées, une mare s’étalant sous sa jupe, elle haletait telle une chienne, geignant des « il est là, il arrive » comme une litanie de pleureuses dans une tragédie grecque où l’on discernait les syllabes de mon prénom en un doigt accusateur dévoilant à la face du monde, l’auteur et responsable de cet accouchement diurne sur un bout de trottoir d’une petite ville de province.

« Et merde, elle va quand même pas me le pondre maintenant ! » Et pourtant, elle avait bien entamé le travail et déjà une tête chevelue en forme de pastèque apparaissait dans l’ombre de ses cuisses. Plus de trente personnes s’étaient attroupées, tant pour jouir du spectacle en technicolor de l’arrivée de mon aîné, unique et spectaculaire progéniture, engagé dans l’acte final, que pour tenter de secourir l’enfanteresse en lui offrant les secours d’une population composite où tous les corps de métiers devaient pouvoir cohabiter et régler les problèmes de cette naissance impromptue.

 Je ne savais que faire, ma malle si précieuse abandonnée sur le trottoir, la mère de mon enfant en train de parturer derechef au vu et au su de toute la foule agglutinée, l’angle d’un établissement public comme un coin enfoncé entre les deux pôles de ma vie. Il a bien fallu que je me décide à quitter du regard le passé, mon œuvre d’antan, pour me pencher sur mon présent, ce petit d’homme qui gigotait dans sa frénésie de venir hurler à la face du monde sa présence irréversible. Une infirmière avait pris les choses en main et s’employait à distribuer les rôles en créant un semblant d’harmonie dans ce chaos généré par l’impatience du moutard intempestif et l’imprévoyance de la mère pondeuse. Je me suis penché et j’ai pu vérifier que c’était bien un garçon, ses grosses couilles rouges déjà en exposition, sa voix montant dans l’azur comme un diapason de tous les emmerdements qu’il commençait à provoquer à l’orée de sa courte vie. On me l’a déposé dans les bras que j’avais mécaniquement ouverts et je me suis retrouvé entravé, le visage rond et les yeux comme des boules du nouveau venu m’empêchant de surveiller ma valise.

C’était la première fois que je la perdais de vue et des images cataclysmiques hantaient mon cerveau, un trottoir vide, une malle envolée, mes feuilles manuscrites volant dans le ciel en tourbillonnant vers les nuages gorgés de pluie qui délavaient l’écriture et emportaient mes rêves dans un ruisseau d’encre. Je tremblais de peur et les adultes qui m’entouraient avaient la larme à l’œil de me voir si ému avec ce spermatozoïde géant dans les bras. «  Ma valise, ma malle, est-ce que quelqu’un peut s’en occuper ? » Mon interpellation disparut dans le caquetage alentour, chacun commentant à sa manière le miracle éternel de la conception.

Je sentais la panique me gagner et sans hésiter, devant la crainte du pire, j’ai niché mon fils éternel contre la poitrine accorte d’une rentière en mal d’amour et j’ai pu foncer enfin vers l’angle qui me dérobait la vision de ma malle orgueilleusement dressée dans les rues de Charlottesville, guettant la fin de cette phase natale pour retrouver son maître et unique lecteur. Las ! En lieu et place de mon monument, de cette stèle érigée en mon honneur, un vide de sinistre augure trônait sur ce trottoir de l’infamie. On m’avait dérobé la malle pendant la naissance de cet enfant du bonheur.

7204 pages disparues drainaient de la glace dans mes artères, un froid insidieux qui me paralysait, l’impression d’une fin absurde où tout était écrit sans qu’aucune rémission ne soit possible, un destin vers lequel je me précipitais, tête baissée, avec cette certitude que je l’avais pressenti. Je sais maintenant qu’au moment d’abandonner cette malle en cuir si précieuse pour me précipiter au chevet de cet intrus qui venait me perturber, je sais que j’ai perçu ce piège létal, ce traquenard que me tendait la vie…et que je n’ai pas su réagir et me protéger.

Un vent chaud se mit à tourbillonner, faisant voleter la poussière, asséchant les gorges, enrobant la scène d’un halo qui nimbait d’irréalité cette absence si cruelle. J’avais les tempes qui résonnaient, tam-tam lancinant qui pulsait mon horreur, le regard fixe, incapable de bouger et de prendre une initiative. 7204 pages de ma vie gommées comme si je n’avais pas existé, des pans entiers de ma mémoire brûlés vifs dans un autodafé sanctifiant la naissance du nouveau sur les décombres du monde ancien, des millions de mots s’évanouissant dans la fournaise d’un Lucifer qui se jouerait de moi comme d’un pantin désarticulé. J’étais fou de rage, et je la contenais de moins en moins.

J’ai reculé jusqu’à me retrouver sur le rebord de l’arête qui séparait le trottoir vide de ma malle en cuir de celui de l’attroupement autour de cette femme qui venait d’accoucher de mon enfant. J’ai  vraiment eu la haine.

Mécaniquement j’ai sorti mon revolver et j’ai armé le chien. Je tendais le bras et j’ai tiré à cinquante centimètres au-dessus de leurs têtes pour les faire fuir. Ils se sont égaillés tels des moineaux apeurés en hurlant des mots que je n’entendais pas. Je voyais bien leur bouche ouverte, mais rien n’en sortait, juste ce bruissement de la balle, ce fil tendu qui me reliait à cette forme accroupie qui tentait de protéger son enfant. J’ai visé posément et je lui ai tiré une balle dans la tête : je ne voulais surtout pas que l’on puisse dire que je l’avais fait souffrir. Elle s’est arquée et un flot bulbeux a jailli de sa boîte crânienne explosée. C’était propre et sans bavure et j’allais m’en aller quand un cri strident de nouveau-né a percé la muraille du silence qui s’était érigée autour de moi. Comme un coin d’acier, le hurlement est venu se ficher dans ma perception de ce monde ouaté, blessure au fer rouge qui s’enfonçait à la base de mon cerveau pour remonter vers le lobe occipital. Il se rappelait à mon souvenir et je l’ai saisi par les pieds, petit lapin agité, j’ai enfoncé le canon dans sa gueule ouverte et j’ai appuyé sur la détente. Un tout petit geste pour un être qui avait si peu vécu que le monde ne s’apercevrait même pas qu’il n’était apparu que le temps d’un éclair.

Je suis retourné vers ma malle absente. Je voyais des centaines de pages roulées par le vent, des extraits de ma vie zigzaguer d’un bord à l’autre de la rue, des paragraphes noirs se délaver dans le ciel d’azur, j’ai attendu les sirènes, j’ai tendu mes mains pour leurs bracelets de nickel, j’ai atterri dans cette prison de pierres blanches et j’attends que le temps volé me soit rendu.

Je ne touche plus un stylo, je n’écris plus rien. Mon passé s’est évanoui et je n’ai plus de futur, alors je contemple mon présent vide et j’évite de me raconter des histoires, j’aurais si peur de me retrouver avec moi-même.

 

 

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avertissement

Publié le par Bernard Oheix

Chers amis,

Vous allez entrer dans mon univers littéraire, vous êtes au moins trois à connaître mon adresse blog, cela risque de se bousculer !!!  Alors, n'oubliez pas de vous inscrire à la news letter (en bas, colonne de gauche) en inscrivant votre mail et si vous le sentez, n'hésitez pas à mettre vos commentaires après chaque texte. Cela m'encouragera.

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La glorieuse incertitude de l'art

Publié le par Bernard Oheix

 
L'industrie culturelle, forme ultime du rapport de l'art à l'économique, n'est pas un monstre froid paré de tous les vices dont l'art se libèrerait d'être déconnecté de son temps et de ses règles. Cette vision mécanique est à bannir même si l'on peut regretter que trop souvent des chefs de produits remplacent les directeurs artistiques au sein des quelques firmes qui se partagent désormais le marché de l'art vivant. Elle est aussi le produit de notre logique, d'un monde que nous avons créé, des règles que nous nous sommes données pour architecturer l'économie de l'art. A nous d'en repérer les failles afin d'introduire dans cet univers de la rentabilité, la notion du long terme en opposition d'un profit à court terme.
Pour l'industrie culturelle née sur l'expansionnisme de deux catégories de consommateurs dans les dernières décennies, les jeunes de moins de 25 ans et les ménagères de plus de 50, le problème est de placer sur des parts de marché, des offres qui se combinent et assurent un taux de pénétration maximum. Si la ménagère a des désirs mesurables d’une grande stabilité que l'on peut approcher par des enquêtes, il n'en est pas de même pour la jeunesse. Inventant le monde au jour le jour, déconnectés de la réalité, les adolescents et leurs grands frères détiennent des moyens conséquents prêts à être engloutis dans les concerts, au cinéma, dans l’achat de matériel audiovisuel... Ils introduisent toutefois un facteur aléatoire, une prise de risque inhérente en corollaire à leur aptitude au zapping, aux modes de consommation, à l’effet kleenex qui brûle aujourd’hui ce que l’on a encensé hier. Ils sont la grande inconnue des équations économiques dans les firmes capitalistes qui tentent de dompter le marché… même si leur absence de défenses permet une captation par l’effet mode entretenu par le levier pub.
 Le succès d'une "Star Academy" provient de la conjugaison du désir des jeunes, assimilation au statut de star/miroir (la réussite sans l’effort !) et de celui de la ménagère, le revival reflet de sa jeunesse passée et de ses émois d’antan. Il génère des profits colossaux, engrangeant sur le dos du consommateur mais aussi de l’artiste (confère son statut et les contrats signés à la sélection qui le dépossèdent de tous ses droits) des sommes astronomiques que le promoteur heureux détourne dans son escarcelle, inversant le rapport traditionnel entre l’artiste et son producteur. On connaît le nom de Gérard Louvain, le deus ex-machina de la « star’ac », qui se rappelle encore les prénoms des premières lauréats de l’Academy, version An 01.
Il est significatif par ailleurs que les artistes issus de cette télévision n’aient plus de noms mais soient revêtus de prénoms, comme s’il était inutile de les affubler d’un véritable patronyme puisqu’ils sont destinés à rejoindre l’ombre dont on les a extraits, dès la fin de leur épopée, dès que les sunlights s’éteignent… même et surtout si une poignée survit à la fuite du temps et obtient un succès de circonstance.
 L'échec d'un certain nombre de comédies musicales, après les triomphes de "Notre-Dame de Paris" et "Roméo et Juliette" démontre pourtant que la cause n'est jamais gagnée d'avance pour ces capitaines d’une industrie culturelle florissante et que, quels que soient les moyens investis et le niveau de compétence des managers, il reste une part non maîtrisable dans le montage d'une opération artistique, cette « glorieuse incertitude de l’art » qui nous laisse espérer que la mécanique des flux de l’argent de la culture ne sera jamais un long fleuve tranquille et viendra toujours perturber la règle du jeu qu’ils tentent d’imposer.

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Cali, Aubert et tant d'autres...

Publié le par Bernard Oheix

 
Il existe une vague portante l’exception Française, l’éclosion enfin d’une expression de la chanson réconciliée avec le rock, un style (ou plutôt des styles) qui invite le spectateur à de véritables shows marqués d’une authentique touche à la Française. En cette période où le défaitisme est érigé en dogme, il est rassurant de voir cette lame de fond envahir les plateaux des festivals et des scènes hexagonales. Nous avons tant souffert par le passé de cette dichotomie entre un label français de la chanson à textes et les tentatives sans cesse avortées d’un rock purement jouissif, toujours renvoyé à la maitrise anglo-saxonne, comme si nous ne pouvions opérer ce rapprochement entre la forme et le fond et trouver notre voie par la musique.
C’est enfin fait !
Des anciens (Pagny, Hallyday, Sardou, Higelin, Aubert, Thiéfaine…) aux petits derniers (Da Silva, Anaïs, Jeanne Cherhal, Pauline Croze, Jamait) en passant par les Cali, Raphael, Camille, Bénabar, Mickey 3D, M, Obispo, Calogero… les propositions sont multiples et cette richesse extraordinaire de talents nous fait rêver d’un monde meilleur.
Et encore, c’est sans compter les alternatifs de l’électro, les rappeurs, Diam’s et autres M'Pokora, les reggaemen de Tryo ou Sinsemilia,  les exportés de la culture (Manu Chao, Kassav, Chico et les gypsies, les Muvrini), les cousins francophones (Africains, Berbères, Indonésiens), les Québécoises et même l’Australie qui s’y met !
Ils éclosent et osent. Ils s’émancipent et viennent proposer une vision du monde qui soit plus ouverte et chaleureuse, une communion avec le public où la technique sophistiquée n’enlève rien à la spontanéité de shows « à l’américaine ».
Ils nous permettent de croire enfin que les sons les plus convulsifs peuvent porter des messages d’amour, dénoncer la bêtise et offrir un message d’espoir à ceux qui n’acceptent pas que le monde se transforme en une caricature figée de nos égoïsmes et de nos peurs.
La scène française est en train d’exploser, cela faisait tant d’années que nous l’espérions que nous ne pouvons que gouter notre plaisir et nous laisser embarquer sur les ailes de la musique.
 
PS : Et pour ceux qui douteraient de cette affirmation, rendez-vous aux concerts de Cali et de Jean-louis Aubert… ou de tous ceux qui sont cités dans cette note. Rendez-vous aussi sur n’importe quelle scène de cette belle France qui gagne pour ceux que je n’ai pu mentionner par manque de places…

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Les ilotes de l'intellect

Publié le par Bernard Oheix

Dans le monde tourmenté de l’université, les couches successives de réformes morts-nées, les coupes sombres dans les budgets, le vieillissement des équipes pédagogiques et l’absence de perspectives à moyen terme ont entraîné une vague de renoncement et de pertes de sens pour ce lieu qui est sensé formé notre élite.

 

Décréter que 80% d’une couche d’âge doit pouvoir intégrer une formation supérieure est un pari généreux et osé qui ne peut être tenu que si les structures s’adaptent à cette demande nouvelle, que si le phasage avec l’extérieur s’effectue, que si les corps de métiers et les privilèges obsolètes sont remis en cause et accouchent d’une dynamique de transformation au service de l’éducation.

Las ! Le modèle en vigueur ne peut évoluer sous la pression des corporatismes divers. Celui des enseignants accrochés à leurs horaires et à un rythme de renoncement d’investissement de leur pratique d’enseignement au profit tout au plus de leur démarche individuelle. Celui des étudiants, avec leur formation de base décapitée, jouant des peurs et de l’incapacité d’une administration à assumer sa mission et toujours prête au recul pour éviter la tension. Celui d’une coupure profonde entre l’université et le monde du travail, incapables de se comprendre et de transformer en émulation leurs différences.

Le grossissement inconsidéré des effectifs a obligé à ouvrir une brèche dans la formation des cadres et de recruter à l’emporte pièce un corps de chargés de cours. C’est ce corps d’esclaves modernes que nous allons situer dans ce processus d’un grand bateau ivre qui a perdu son cap.

Si l’on analyse une section comme celle des arts du spectacle qui par essence fait la jonction avec le monde réel et ne peut exister que si elle est branchée sur la pratique, les chargés de cours représente plus de 50% des heures et les trois quart du personnel enseignants. Or ces chargés de cours rétribués sur des segments de 20 à 40 heures annuelles pour des montants frisant les 1000€ annuel ne peuvent enseigner que s’ils ont une activité principale, ce qui exonère l’université de toute couverture à l’exception de celle de la retraite.

A raison d’un cours par semaine de deux heures, sur des modules hybrides de 3 à 4 mois, ils sont livrés à des étudiants dont la plupart ont un niveau artistique proche du zéro, une formation de base débilitante (cf les fautes d’orthographe, l’incapacité absolue d’écrire et une difficulté à raisonner). Ils sont recrutés sans véritable examen de leurs capacités, il n’y a aucun suivi de leur enseignement…mais en même temps, ils sont totalement démunis devant une administration qui ne fait aucun cas de leur rôle et refuse de considérer la nécessité de les encadrer dans leurs droits et leurs devoirs. Ils sont devenus des pions corvéables à merci, que l’on sous-paye (ce qu’ils tolèrent soit à cause de la précarité générale et au complément de ressources que représente ce mini-salaire, soit en raison de la réelle image valorisante qui est encore attachée à cette fonction), qui occupent les heures en bouche-trous des enseignants, qui ne peuvent que constater les difficultés de la machine universitaire à former des cadres pour la société civile !

Pire ! L’administration, au moindre problème, a la consigne de « donner raison à l’étudiant », seule façon de se protéger de remous des associations estudiantines, d’autant plus virulentes qu’elles ne représentent qu’une frange toujours plus réduite des étudiants. Le chargé de cours devient ainsi le bouc émissaire de toutes les failles d’un système qui a érigé le renoncement en dogme, qui a réduit ses objectifs à la plus simple expression d’une absence de contestation et d’évaluation de ses objectifs.

Il reste des professeurs permanents qui a tour de rôle s’engagent et maintiennent l’illusion d’un dynamisme, démunis de tout et surtout d’un sens de réalité qui leur fait percevoir le monde extérieur à l’aune de ce prisme déformant d’une université repliée sur elle-même.

Prenons l’exemple de ce stage en entreprise (trois semaines) obligatoire au niveau de la licence. Aucun créneau temps n’est prévu pour qu’il se réalise dans leur année universitaire. C’est bien de cette absurdité d’une école qui veut s’ouvrir mais qui ne sait s’en donner les moyens dont il s’agit. Un stage sans être programmé, sur une période trop courte, dans une région qui ne peut offrir suffisamment de places à  plus de 40 étudiants (sans compter les autres sections comme celle Art, communication et langage), et qui veut faire valider cette option par un représentant des entreprises bombardé chargé de cours comme un roi nu qui erre dans un monde kafkaïen.

Pauvre université à la recherche de son temps perdu, de son lustre passé et qui perd son âme de ne plus avoir de capitaine quand les politiques sont incapables de donner du sens à ce qui en a tant besoin.

 

Pauvres chargés de cours, qui sont les cache-sexes de l’incurie générale, sans qui l’université ne pourrait fonctionner, constitués en un corps de métier au rabais qui s’est créé pour répondre aux besoins mais qui n’ont d’autres perspectives que de colmater des brèches béantes condamnant les étudiantes et les étudiantes à sortir de l’université en étant désormais totalement inadaptés au monde des études comme à celui du travail !

 

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La fin de l'humanité

Publié le par Bernard Oheix

La fin de l’humanité ou le début d’une ère nouvelle

A l’heure actuelle, un plan sophistiqué, ( le protocole de Kyoto) produit de discussions et de concessions acharnées au niveau des états pendant plus de 10 ans est donc en action dont les permis de polluer ne sont qu’une des facettes. Il a fallut des cris d’alarmes et le constat des premiers effets pervers de la pollution humaine pour en arriver là. Qu’en est-il exactement de l’avenir ?

Nous pouvons nous poser la question. Entre une partie de la communauté sensibilisée au péril écologique qui nous menace et les impératifs d’une croissance économique qui doit apporter le bien-être et les progrès de la technologie aux habitants de la planète, le gouffre est immense. Ceux-là même qui profitent de cet essor seraient-ils prêts à accepter les sacrifices imposés par une lutte drastique contre toute pollution, une réduction du niveau de vie ? Y a-t-il un modèle alternatif à la situation actuelle (la pollution du développement ou la paupérisation de tous ?) et comment gérer la nécessaire dynamique d’une économie mondiale et libérale ?

 

Les permis de polluer sont une étape transitoire de cette réflexion, l’amorce d’une véritable prise de conscience. En déplaçant la préoccupation de la pollution de l’individu au collectif (on s’exonère de sa propre pollution sur ceux qui n’en ont pas les moyens, qui en occasionne le moins par la faiblesse de leur économie) on ne fait que retarder la prise de décisions. De plus, tout concourt dans notre économie planétaire à faire de ces pays les futurs eldorados de l’industrie (coût très bas de la main d’œuvre, flexibilité et mobilité du personnel, absence de culture d’entreprise et du combat syndical, dynamisme de la nouvelle économie…), et donc par là-même, les futurs pollueurs de notre environnement.

Outre le fait que nous ne connaissons pas avec certitude le point d’équilibre et la frontière de l’irréversibilité des dommages encourus par la planète, du temps de réaction et de l’effet « boule de neige » des paramètres de la pollution, il est évident que les populations du monde entier aspirent à vivre mieux, donc à consommer plus dans notre conception du développement. On en a l’exemple à la fois magique et tragique en Chine et en Inde où la croissance à deux chiffres permet un essor fantastique mais se produit dans un contexte débridé, sans contrôle et sans aucunes préoccupations pour les problèmes écologiques.

Y a-t-il une alternative ? Produire et consommer autrement est-elle une utopie ?

Certains éléments interviendront dans les années futures qui amorceront une réflexion et peut-être des orientations différentes. La fin des gisements de pétrole est-elle un cauchemar de plus, où entrainera-t-elle de la part des chercheurs et des industriels des réponses adaptées à une crise mondiale ? Le nucléaire sera-t-il jugulé ? Une énergie  propre naîtra-t-elle des convulsions actuelles ? Autant de réponses incertaines, de point d’interrogations, autant de facteurs qui peuvent contrarier le cours de notre analyse dans un sens positif comme dans le négatif.

La seule certitude est qu’il y a urgence, que la nature n’attendra pas le bon vouloir de nos dirigeants d’entreprises, de nos chefs d’états et que nos ressources ne sont pas éternelles. Cela nous remet cruellement au centre du monde comme le premier être vivant qui peut influer sur son environnement d’une façon définitive. Cela nous oblige aussi à envisager l’avenir, non seulement en terme économique, mais aussi et surtout sous l’angle d’une morale à inventer pour conduire les affaires du monde et celles de nos entreprises créatrices de richesse et de bien-être.

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La dernière étape

Publié le par Bernard Oheix

Il n’était que souffrance, tension extrême, plaie vivante en train de forcer sur ce pédalier, arc-bouté dans l’effort maximal qu’il s’infligeait pour grimper les lacets qui serpentaient dans la forêt, accusant des pentes à 12% permettant d’accéder au sommet herbeux de l’Alpe d’Huez que les nuages ceignaient d’une couronne blanche. Encore 5 kilomètres avant de franchir la ligne d’arrivée.

Myriade d’étoiles dans les yeux brûlés par la réverbération du soleil, mains serrées compulsivement sur le guidon, genoux gauche douloureux, souvenir d’une chute sur les pavés du Paris-Roubaix de 2003, reins brûlants, une carcasse qui se hissait par on ne savait quelle magie dans le tourbillon de ses souffrances, dans un maelström de sensations, un cocktail d’émotions incontrôlées, incontrôlables.

L’excès d’acide lactique dans ses vieux muscles fatigués le contraignait à puiser dans ses réserves, le souffle court en tentant de calmer les battements désordonnés de son cœur. Cela faisait un bon moment qu’il ne regardait plus son tachymètre, c’était inutile, chercher dans ces chiffres un réconfort aurait été vain. Il ne restait plus rien que le noir dans son cerveau, une zone indéfinissable dans laquelle la raison n’avait plus de prise. Même la foule agglutinée s’ouvrant au passage de son vélo comme une vague sous l’étrave d’un navire ne pouvait le distraire de son idée fixe, rejoindre cette banderole tendue en travers de la route et poser le pied par terre, cesser cette sarabande infernale des jambes tétanisées et s’asseoir en laissant les muscles au repos, l’organisme se détendre, seul.

175 kilomètres auparavant, lors de la signature de la feuille de présence de cette grande escale les menant vers ce sommet mythique qui avait tant vécu de faits de légende, les visages las, fatigués, des survivants des 18 étapes du Tour de France affichaient une fausse nonchalance, une tension sourde décryptable par ceux qui ont subi dans leur chair l’incroyable souffrance que génère le vélo. Les photographes figeaient des sourires de complaisance, les anciennes stars du cyclisme passaient de l’un à l’autre en serrant des mains, prodiguant des conseils, le commentateur beuglait dans son micro pour une foule de badauds ébaubis, les suiveurs bichonnaient leurs poulains avec une attention toute particulière pour les leaders des formations, massant les muscles de leurs mains rudes, mais tous savaient… le petit monde de la petite reine n’est pas dupe, il cerne parfaitement la valeur de l’inconscience. Les coureurs encore présents dans la grande boucle connaissaient le prix à payer en douleurs pour rejoindre l’arrivée et repartir le lendemain pour les derniers tronçons de la grande boucle. La fin se profilait à l’horizon, bientôt les Champs-Élysées, un ultime tour de piste et les vacances pour l’organisme, le repos après 22 jours de tourments, les stations du calvaire.

Nous étions le jeudi 21 juillet. Raymond Dalpaison avait 35 ans aujourd’hui. Un ancêtre pour ce monde du vélo qui dévorait les années en brûlant la jeunesse de ses séides. Il avait longuement hésité avant de signer pour une dernière saison synonyme d’un 15e tour pour un organisme récalcitrant. Son corps se déchirait même si sa tête restait intacte. Il s’était laissé convaincre, un salaire confortable bien au-dessus de ce qu’il espérait, la magie de cette caravane sinuant sur les chemins de France, le bruit et la couleur des foules bigarrées, son nom cité lors d’une attaque, les rares échappées auxquelles il était convié par sa direction sportive, tout ce qui reste quand la fureur est éteinte, que le temps a gommé la réalité de l’épreuve physique, que la douleur s’est anesthésiée dans les brumes de l’hiver, quand les contrats se renégocient. Et puis, qu’aurait-il fait de ses longs mois qui s’annonçaient ? Il ne savait que pédaler, encore et toujours, et l’avenir lui faisait peur, il ne comprenait pas ce que la vie lui réservait. Il avait rempilé pour une saison, la dernière avait-il promis à sa femme et à sa petite fille de huit ans qu’il découvrait si différente, chaque fois qu’il rentrait à la maison, c’est à dire si rarement.

Il avait commencé jeune dans la passion. Un passage éclair chez les juniors, des bouquets à la pelle dans les courses amateurs, un recruteur qui l’intégrait dans une formation néo-professionnelle et tout de suite, le grand saut chez les pros, l’aventure au bout du guidon à 20 ans, un remplacement de dernière minute dans une équipe de la grande boucle. Il lui apparaissait que c’était si loin,  cela se perdait dans sa mémoire. C’était son métier désormais. Il avait bien dû débuter un jour, il avait certainement été fier d’intégrer l’aristocratie des forçats de la route avec des rêves de grandeur plein la tête. Ses débuts prometteurs s’étaient brisés sur l’absence de ce petit rien qui différencie les champions de tous les autres. Il n’avait pas l’étoffe du héros malgré un palmarès qui avait fait illusion, quand il était encore capable de ruer comme un chien fou, de surprendre ses adversaires en brouillant les cartes par sa témérité et son inconscience. Une troisième place à la Flèche Wallonne , un accessit à la Golden Race , quelques classements d’honneur dans des étapes du tour de France, du Giro, de la Vuelta, une poignée de victoires inutiles dans des critériums de seconde zone. Il ne s’en souvenait même plus, tant de mois sur la selle, tant d’années pour courber le cou et rentrer dans la normalité d’un peloton qui le dépassait irréversiblement. Depuis quelques années, il avait remisé ses aspirations au rayon de ces livres d’anticipation qu’il dévorait dans les heures creuses meublant son quotidien. Il n’en restait pas moins fidèle lieutenant, équipier parfait toujours prêt à se dévouer pour son leader, à tendre son bidon ou une roue, à ramener vers les échappés un chef à la dérive, capitaine de route capable d’éviter le naufrage en conduisant le « gruppetto » d’un flair si sûr lui permettant d’entrer dans les délais et d’éviter l’élimination sans gloire au revers des pentes que les meilleurs dévoraient à des allures frisant l’impossible mais qui se transformaient en murs infranchissables au fil des kilomètres pour la grande masse des coureurs à la dérive.

C’est son expérience que les formations achetaient, malgré les restructurations incessantes d’un petit monde rongé par l’argent et les sponsors, gangrené par le dopage, crucifié par cette lorgnette qui scrutait chacun de leurs gestes. Cela lui évitait une retraite trop précoce et un chômage qu’il craignait. Trop occupé à pédaler onze mois sur douze, il en avait oublié de réfléchir à son avenir, à une reconversion indispensable. Ce qu’il avait accumulé dans une débauche d’efforts et de litres de sueur déversés sur le bitume, ne le rassurait pas sur sa capacité à survivre à cet univers de complaisance, quand la tunique bariolée de son sponsor deviendrait une relique inutile dans son garage, quand le cycliste qu’il était, déposerait sa tenue de lumière, ses armes et bagages et verrait le peloton disparaître définitivement à l’horizon, le laissant seul sur le bas côté d’une route sillonnée pendant quinze années par tous les temps et sans jamais s’y poser. Une petite maison dans le Limousin, un champ d’herbe verte de quelques arpents, une Laguna gris métallisée et un album de photos écornées ne font pas un futur. Il n’était pas une star, le savait pertinemment, il était un guerrier, c’est son courage et sa volonté qui avait toujours une valeur. Il s’en contentait, ou plutôt, il s’en était satisfait jusqu’à cette ultime montée de l’Alpes d’Huez, le jour même de son trente cinquième anniversaire dans cette fin de carrière crépusculaire. Aujourd’hui.

Raymond Dalpaiso était une figure du tour. Ses partenaires savaient pouvoir compter sur sa lucidité et son dévouement, ses adversaires appréciaient son honnêteté et son courage, tous louaient ses vertus de vieux baroudeur blanchi sous le harnais. Il les avait tous vus, ses gamins impatients, débarquer jeunes, intimidés, dans cette sarabande aux rituels et codes inscrits dans le marbre des certitudes. Depuis de longues années, il jouait ce rôle d’ancien dans lequel il s’accomplissait. Donner un conseil aux « petits » nouveaux, placer une réflexion opportune dans les coups fourrés entre seigneurs, être une référence pour tous, la mémoire active d’un tour, devenir un repère en étant plus souvent derrière que devant. Dire qu’il était aimé dans ce milieu où la souffrance extrême côtoie la banalité du quotidien serait exagéré, mais affirmer que tous le respectaient était une évidence dont il ne s’apercevait pas vraiment, tant sa modestie et sa nature discrète le conditionnaient à se fondre dans l’anonymat du peloton.

Son palmarès presque vierge était rempli d’actes de bravoure. Il faut avoir pédalé pendant 4 heures à 40 de moyenne en escaladant deux cols de 1re catégorie pour saisir l’étendue de ce qui se noue entre les acteurs de cette fête populaire que les médias figent pour un instant d’éternité. Chacun d’entre eux est dépositaire d’un tel capital de souffrance que la gloire de l’un ne ternit pas le courage de tous les autres. Solidarité sans faille qui se déchirait dans des affrontements titanesques mais ressurgissait intacte à l’heure de reprendre la vie normale d’après course. Famille élective des repas, de chambres d’hôtels impersonnelles meublées de solitude, muscles paralysés de se venger des affronts imposés, lassitude du regard des autres quand la machine se déréglait au grand jour et que les zigzags de la route dessinaient les figures absurdes de leur désarroi.

Au matin de cette étape sulfureuse, le directeur sportif et tous ses équipiers avaient tenu à lui souhaiter un bon anniversaire. Dans les mots de chaleur de chacun, il y avait cette nostalgie d’un dernier baroud d’honneur chimérique, le vague regret de ne pouvoir rêver à un impossible acte de gloire. Pour son dernier tour, son dernier anniversaire sur ce vélo, la journée serait une longue litanie de tortures, une succession de kilomètres tissant un collier de bruit et de fureur, un enchaînement de fatigue et de désespoir sans rémission, exposé aux yeux de tous, débouchant sur la certitude d’un lâchage précoce et d’une course contre le temps afin d’éviter l’élimination sans gloire décrétée par des juges intransigeants dans le confort de leur home. Il n’avait plus de temps et tout ne s’était pas déroulé comme prévu.

Les muscles raides s’étaient échauffés au fil des heures, son calme et sa science pour éviter les efforts inutiles, sa capacité à gérer ses propres limites lui avaient permis de rester au contact des meilleurs dans l’avant dernier col, celui qui précédait l’ascension vertigineuse du sommet de l’Alpe d’Huez. Il avait eu de la chance, les tactiques de course n’ayant pas déclenché cette guerre qui l’aurait condamné. Quand il avait basculé au sommet pour 12 kilomètres de descente, il avait par défi contre lui-même, appuyé sur les pédales, dévalant comme un funambule les pentes raides, se grisant de cette solitude qui ouvrait un dernier avenir dans son passé, une ultime chance de briller au firmament, parmi les étoiles. Il ne s’était pas rendu compte de ce trou causé par une descente d’inconscience, en rupture d’équilibre. Il avait frôlé dix fois la chute et dix fois avait rageusement appuyé sur son 52*12 pour s’extirper d’une glissade mortelle, les motos des caméras semés, les suiveurs ahuris de tant de bravoure folle, d’une telle maestria frisant l’absurde.

Au pied des 15 derniers kilomètres, 21 virages serpentaient pour atteindre la station accrochée à son rocher, à plus de 1700 mètres d’altitude, 21 étapes d’un chemin de croix surplombant le vide dans des pourcentages hallucinants qui donnaient le vertige. Jusqu’au 9ème virage, au Ribot d’en Haut, il avait perçu cette ivresse qui côtoie les grands rendez-vous, ceux que l’on se fixe avec le destin, quand rien n’est impossible et que l’inimaginable se conjugue au présent. Au cimetière d’Huez, dans le virage numéro 17 de la chapelle Saint-Ferréol surplombant la combe de la Sarenne, la fringale, le coup de pompe et toutes les horreurs de cette discipline inhumaine s’étaient abattues pour le mettre au pied de son mur à lui, de ses limites, de son impuissance. Depuis, il s’accrochait, le désespoir aux lèvres, refusant de plier, refusant d’accepter la défaite. Pourquoi  ?

Il se le demandait encore, dans les derniers hectomètres d’une ultime  ascension qu’il avait entamée avec 2 minutes d’avance sur les caïds du tour. Il ne pouvait plus reculer, juste avancer mètre après mètre, le regard obstinément fixé sur la roue avant, et toujours appuyer sur ses pédales en béton qui pesaient cette montagne d’efforts qu’il s’imposait, niant la douleur qui le rongeait. Personne n’aurait misé un centime sur le « grégari » transformé en pur-sang, aucun observateur attentif n’aurait envisagé que ce baroud d’honneur débouche sur une autre fin que l’absorption par le peloton d’un inconscient qui les avait provoqués. Lui-même n’aurait jamais initié cet acte final s’il avait un tant soit peu réfléchi. Le fruit du hasard, un concours de circonstances et cette force mentale, ce moral forgé dans des épreuves que les milliers d’heures sur le vélo n’avaient pu éroder. Il avait continué dans l’hystérie croissante de la foule agglutinée, subjuguée par cet exploit. Il poursuivait son calvaire dans l’ivresse d’une fatigue absolue. Mille fois son cerveau relayé par un corps exsangue lui avait ordonné de rentrer dans les rangs, de lever le pied, de surseoir à la douleur en déposant les armes. Mille fois une lumière qui refusait de s’éteindre dans son cœur lui avait ordonné de persévérer, d’aller jusqu’au bout de cette vieille carcasse et de lui donner une dernière chance, un sacrifice ultime. Il ne se rendait même plus compte que les autres coureurs existaient et grignotaient ces minutes glanées dans l’inconscience, il était seul avec son mental en acier ployant sous les coups de boutoirs de cette pente qui n’en finissait plus, dans un combat contre lui-même, contre sa propre faiblesse.

C’est incroyable comme un kilomètre est peu de chose dans votre réalité. Petit ruban d’asphalte. C’est étonnant combien il peut aussi s’étirer et devenir gigantesque, ne jamais mourir et occulter l’horizon. Raymond n’entendait plus rien, ne calculait plus. En automate de douleurs, il s’affranchissait du temps et de l’espace, se propulsant vers le sommet, le regard fixe niant un présent trop douloureux. Ses poursuivants, les Espagnols de la Kelme, Ulrich, Armstrong, un russe au nom imprononçable, d’autres grimpeurs affichant une détermination à saisir l’opportunité de briller, se relayaient pour fondre sur lui. Apercevant sa silhouette dans les lacets, ils s’acharnaient à donner le meilleur, refusant de lui accorder une victoire sans combattre. Il n’y avait plus de raison, plus de règles, plus que ce duel farouche, hors normes, un affrontement de titans avec le dérisoire en enjeu.

Une dernière bosse, un coup de reins, un vélo qui s’arrache à la pesanteur et cela finirait, deviendrait partie intégrante de la légende du Tour. Il sentait désormais le souffle de ses poursuivants sur ses épaules. La ligne de démarcation entre l’exploit et l’échec est si ténue, personne ne pouvait prédire ce qui allait advenir.

La victoire de l’ombre, la lumière écrasant les ténèbres, l’équité sportive, l’aléatoire en suspens. Raymond Dalpaiso maîtrisera-t-il cette infime distance qui le sépare de la ligne rouge d’arrivée ou cédera-t-il enfin à la logique de ceux qui écrivent l’histoire ? La page dorée de son anniversaire se ternira-t-elle d’une conclusion amère, en un griffonnage gommant les heures d’espoir ?

Vainqueur ou vaincu ?  Dans cet interstice si infime qui se glisse entre l’éternité et le néant, il ne se posait même plus de question, il avançait comme un fantôme foudroyé, vers la conclusion logique de cette étape, vers sa défaite, vers sa victoire, vers son destin.

Quand son boyau avant franchit la ligne rouge qui barrait la route, il sut que sa vie de sportif de haut niveau avait trouvé sa conclusion logique sur cette montagne pelée, dans la fraîcheur d’un soir d’été, entre la gloire et l’ombre, que son nom resterait gravé, à jamais, sur les tablettes de la plus grande course du monde, la plus mythique. Il sut alors que ces années de vélo, d’efforts et d’épuisements n’avaient pas été effectuées en vain, que sa fille aurait la fierté un jour de parler de son père comme d’un être qui avait côtoyé les anges, la-haut dans les montagnes. Son corps émacié, ridé de l’intérieur, sa peau tannée, ses cals sur les paumes, son entrejambe à vif, cet écœurement physique qui confinait à l’absurde, ses innombrables déceptions trouvaient enfin une justification dans ce bouquet qu’il prit d’une main faible et dans le regard admiratif de ceux qu’il ne discernait même plus. Il se mit à pleurer comme un gosse, il versa des larmes sur ce bout de macadam qui avait absorbé son sang. Il vieillit ce jour-là et devint un adulte.

Le lendemain, après une nuit où il ne put fermer l’œil, il reprit son vélo pour se rendre au contrôle. Dans le regard des cyclistes qui l’entouraient, une étrange émotion transparaissait. L’hommage de toute une famille à l’impossible exploit de l’un des siens, la reconnaissance de l’exceptionnelle action de celui qui n’aurait jamais dû gagner mais qui venait de faire mentir les oracles.

Il lui restait si peu de temps pour goûter ces moments de bonheur. Il allait en profiter avant de remiser ce maillot dans l’armoire des souvenirs.

     

  

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